Périgord vert

L’été dernier, lorsque nous sommes allés dans le Périgord vert, nous en avons profité pour aller au marché. Quelle différence fondamentale y a-t-il entre le marché du Périgord vert et celui des Cévennes ou celui en Bretagne ou celui de Paris le samedi matin ?
Je vais te dire mon ami. Déjà, il faut faire des kilomètres à vélo pour s’y rendre. Oui, à vélo parce qu’à pied c’est beaucoup trop loin et en voiture tu passes pour le citadin pollueur. Donc tu t’appliques et tu réapprends à faire du vélo. Un vrai calvaire les premiers jours, comme si tu pédalais dans du sable mouvant.
Bref, comme je te dis, on y va à vélo et on réfléchit bien à ce qu’on va prendre car on n’a que le petit panier accroché sur le guidon à remplir. Pas de coffre de voiture, pas de caddie à roulettes, rien de tout ça. Alors tu prends ce qui te fait plaisir à ce moment précis où tu salues les gens du village comme si tu les connaissais depuis 20 ans. Tu achètes un kilo d’oranges, un bouquet de lilas et tu te dis qu’en fait tu n’as besoin de rien d’autre, à part partager un verre de bordeaux avec ces gens qui prennent le temps de vivre sans courir.
Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça en plein mois de février. Ça doit me manquer, j’aimerais sûrement y retourner et sortir de ma cage dorée. J’en ai marre de ces nuances de gris, qui la nuit deviennent un bleu ferme et à l’aube un céladon.
Céladon ? Tu veux que je t’explique ce que c’est comme couleur ? C’est entre le vert et le bleu, entre le pré et le ciel, entre les algues et l’horizon. C’est beau, c’est un entre-deux. Tu vois, c’est comme si tu n’avais pas à choisir entre la ville et la campagne, entre le rat des villes et le rat des champs. D’ailleurs, elle se termine comment cette fable ?
Je sais, je parle, je parle mais bon toi, tu es allongé là, tu ne peux que m’écouter, n’est-ce pas ? Il faut que je trouve un moyen de te faire rêver, de te faire oublier le respirateur, le coma, les bips qui prouvent que tu es encore en vie.
Tu m’en veux si je me plains, non ? En même temps, je peux bien faire ce que je veux, tu ne peux pas rétorquer. Tu me manques tu sais. J’aimerais pouvoir t’entendre dire aux p’tits de débarrasser le plancher parce que t’en as assez qu’ils courent dans l’escalier.
J’ai fait de la soupe aux brocolis. J’en profite parce qu’en ce moment ton odorat c’est pas trop ça. C’est le médecin qui me l’a dit.
Attends, je vais prendre un verre d’eau parce que je parle beaucoup trop. Nos échanges me manquent même si tu n’es pas un grand bavard. Tu me répondais avec des yeux rieurs, moqueurs ou interrogateurs. Parfois avec des yeux noirs aussi quand on n’était absolument pas d’accord.
Edgar, mon cher Edgar, que j’aimerais entendre encore ta voix bourrue et grave, et ton rire.
Tu sais, je voulais te dire aussi, j’ai fait une lessive avant de venir et je m’en veux parce que je me suis fâchée après toi : combien de fois je t’ai dit de vider les poches de tes pantalons avant de les mettre à laver. De la monnaie, des kleenex, et même des clefs parfois. J’ai même failli mettre ton portable à laver une fois.
Mais ce matin, j’ai trouvé un petit papier. Avant que j’oublie, je voulais te dire que tu as une très belle écriture. J’ai déplié ce papier et de ta plus belle écriture j’ai lu : revendication. Des points de suspension. Depuis je me dis qu’il faut que je fasse toutes tes poches pour trouver quelle est ta revendication.
Mais Edgar, ce qui serait encore mieux, c’est que tu te réveilles et que tu me le dises toi-même.
Et puis l’été prochain, on ira toi et moi au marché dans le Périgord vert. Ça te dit ?

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6 réponses à Périgord vert

  1. Emmanuelle P dit :

    Très beau ! Cela donne envie d’y aller, dans le Périgord. Beaucoup d’émotion lorsque je découvre que la narratrice parle à quelqu’un dans le coma.
    Merci Marija.

  2. Monique M dit :

    Quel beau texte riche en mots et en émotions. Au plus près de la vie, dans ses bonheurs et ses souffrances….Monique Maeno

  3. Sylvie W dit :

    On aimerait être celle qui parle ou celui qui reçoit ces paroles si réelles et si touchantes. Bravo!

  4. Marija dit :

    Merci Sylvie pour ton commentaire, très touchant.

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