Sauvage

Au loin, derrière l’arbre, je l’aperçois mais il me paraît flou. Je plisse les yeux pour mieux en distinguer les contours. Ma vision ne s’accommode pas à cet environnement. J’ôte mes lunettes. En fixant toujours la silhouette, j’envoie de la buée sur mes verres. Je tâte mes poches pour trouver un mouchoir. Elles sont vides. Je secoue ma monture pour faire disparaître la buée tenace. Je chausse mes lunettes délicatement toujours le regard lancé vers ce qui est encore flou. Est-ce un animal ? Est-il dangereux ? Je n’ose faire un bruit, je n’ose avancer. Je voudrais pouvoir ramper parmi les feu-follets sans me faire remarquer pour approcher en toute sécurité.
Il n’y a pas un bruit autour de moi. Je n’entends que le vent dans les feuilles, le clapotis de l’eau. Ma respiration haletante paraît résonner au-delà de la partie sauvage de la forêt. Je voudrais me calmer, ne plus avoir peur. La silhouette floue m’attire malgré moi. Je veux y aller, je veux toucher, je veux sentir. Mes mains tremblent.
Je sursaute : un magnifique poisson coloré, en quête de sa lune rousse, nage, plonge, saute comme un petit dauphin. Il tente d’échapper à la loutre ondulante qui en ferait bien son quatre heures. Je me suis laissée déconcentrée. J’ai oublié un instant que j’avais peur.
Tapis dans l’ombre, je vois enfin la silhouette se mouvoir, nonchalamment. Un tigre majestueux se lève, s’étire, bande tous les muscles de son corps. Il baille, me semble-t-il. Je le vois décontenancé. Il regarde à droite, à gauche, espérant ne pas avoir été vu. Il baille à nouveau. Son regard devient sévère. Il baille à nouveau. Il frappe le sol de sa patte gauche. Il enlève une motte de terre et l’envoie sur l’arbre derrière lui. Il suit son lancer. Il avait oublié qu’il possédait des griffes d’une telle puissance.
De sa patte droite, il tapote le sol dans une caresse, comme pour se faire pardonner son geste brutal. Il baille à nouveau et puis, plus rien. Je l’entends pleurer. Je m’approche prudemment. Il me laisse venir à lui. J’ai peur, j’ai envie. Mes sentiments passent du flou au net en un va-et-vient incessant. Je respire profondément, je cherche le courage dans toutes les parcelles de mon corps.
Je me tiens à côté de lui. Son regard implore. Je tends la main et lui caresse le flanc. Étonnamment, il se laisse faire. Il baille à nouveau, les yeux pleins de larmes. Je comprends enfin qu’aucun son ne sort de sa gueule. Il ne sait plus comment rugir, me dis-je.
Je me tiens face à lui et tente une chose insensée : J’imite le son d’un rugissement. Je le fixe droit dans les yeux pour lui dire « à toi ». Il baille. Je lui montre à nouveau, il baille. Je rugis dans ses oreilles. Ma gorge est extrêmement proche de ses crocs. Cette fois, il entend. J’ai à peine le temps de reculer qu’un rugissement déchire le ciel.
Je lui souris à moitié soulagée, à moitié apeurée. Son museau frotte mon nez, sa langue rêche lape ma joue. Je ne vois plus flou. J’ai trouvé un nouvel ami insolite dans ce lieu éblouissant, rempli d’esprits.

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