Agnès

Agnès a un point au cœur. Sa respiration est difficile. Ça lui fait comme un coup de poing dans les côtes, comme un coup de poignard dans les poumons. Elle devrait faire du sport pendant que le soleil est là et qu’elle est encore jeune. Elle ne devrait pas avoir de soucis cardiaques. Il n’y a pas d’antécédents dans sa famille. Agnès le sait au fond d’elle. Ce n’est pas le sport qui va l’aider à soigner son cœur brisé mais elle se dit qu’au moins ça lui changera les idées.
Un train passe. Le sol tremble. Les murs aussi. Agnès reste immobile. Elle a encore raté le coche. C’était peut-être celui qu’elle devait prendre pour avancer au moins d’un petit pas vers l’avant, un petit pas vers la guérison, un petit point de suture pour que ça saigne moins.
La pluie s’invite, d’abord fine presque imperceptible mais elle mouille quand même. Agnès n’a pas pris son parapluie, elle avait parié sur une belle journée d’automne. Elle est sûre et certaine que la pluie fine se dissipera vite, très vite, beaucoup plus vite que la peine qui lui déchire le cœur.
Elle se tient droite, le menton relevé, le regard plongé loin dans l’horizon. Elle redresse ses épaules, elle a les jambes bien ancrées au sol et elle laisse la pluie la chatouiller.
Pour ne pas sombrer, elle avait tenté plusieurs activités et n’en avait retenu que quelques bribes. Se tenir droite, ancrée au sol, le haut de la tête tiré vers le ciel comme si un fil invisible la faisait grandir. Elle garde cette posture en mémoire et se rappelle de s’y appliquer. Ça lui permet de ne montrer à personne qu’elle est démolie au plus profond de ses entrailles.
Son rêve d’enfant ne se réalisera pas. Elle ne peut pas, elle ne peut plus. Son corps ne lui permet pas de faire grandir un autre être en elle. Agnès avait pourtant essayé avec son compagnon du moment ou avec un amant d’un soir. L’important était d’assouvir son désir d’enfant.
Le couperet était tombé. Vous n’aurez jamais d’enfant, lui avait annoncé sans aucune émotion son médecin traitant. Il lui avait tendu une ordonnance avec une foultitude d’antidépresseurs. Agnès l’avait toisé. Tenez, avait-il à nouveau tenté, le regard froid sans compassion. Agnès s’était levée, elle avait froissé le papier en une boule compact qu’elle lui avait jetée à la figure. Qu’est-ce qu’il en savait si elle pouvait ou non avoir un enfant. Il ne savait rien de sa vie passée, rien de ses chagrins, rien du nombre de fois où elle s’était relevée alors qu’il semblait ne plus y avoir aucun espoir.
Agnès était sortie plus déterminée que jamais.
Les jours, les semaines sont passés. Agnès continue à croire en son destin, en une fin heureuse. Elle a laissé son passé ultra-violent derrière elle. Elle ne retombera pas dans le panneau. Elle ne veut plus que de la douceur, de la tendresse, de l’amour inconditionnel, de l’amour éternel, de l’amour inestimable. Elle sait que c’est un rêve inatteignable, qu’il n’y a que les petits enfants qui rêvent comme elle rêve aujourd’hui.
Agnès a compris. L’enfant lui viendra. Avant elle doit s’occuper d’aller bien, d’aller mieux. Elle ne pourra pas accueillir un enfant si elle ne peut plus aimer. Soigner son cœur écrasé, soigner son cœur meurtri, c’est la première chose qu’elle se décide à faire.
La pluie tombe depuis ce matin. Elle rentre finalement chez elle. Le soleil tentera une échappée plus tard dans la journée, elle en reste convaincue.
Agnès se demande comment soigner son cœur. Elle ferme les yeux, met sa main sur sa poitrine. Elle capte difficilement ses battements. Elle respire lentement, profondément. Elle voudrait l’entendre vraiment. Elle voudrait qu’il lui insuffle la vie jusqu’au bout des doigts, jusqu’au bout des orteils.
Après quelques minutes, elle l’entend mieux. Cet exercice est aussi une bribe de ses nombreux cours de méditation. Elle sait comment se focaliser sur sa respiration. Elle est fière de son nouveau rythme cardiaque. Agnès voudrait accélérer la cadence, lui dire qu’il peut se lancer mais elle a encore peur. Elle s’accroche à une autre bribe pendant quelques heures. Elle s’installe à son bureau, trouve un stylo et une feuille de papier. Elle voyage par l’écriture.
Elle n’écrit pas très bien, ses mots ne veulent rien dire. Elle les juxtapose les uns après les autres. Elle aimerait raconter des histoires, de belles histoires mais pour le moment, ses voyages par l’écriture ne partent pas loin, ne la dépaysent pas. Elle fait des bonds miniatures.
Elle avait commencé en faisant des lignes et des lignes de lettres. La calligraphie avait été son premier voyage. Elle avait investi dans une plume et de l’encre de Chine. Agnès faisait très attention à ne pas tacher son papier granuleux. Elle avait rempli des pages et des pages de A, des A majuscules, des A minuscules, des A en cursive, des A avec des boucles en plus. Des A comme Agnès. Des A pour se retrouver elle-même. Des A pour s’émerveiller. Des A pour crier sa peur. Des A pour exprimer ses soupirs, ceux d’exaspération mais aussi ceux de ses plaisirs les plus exaltants. Tous ses A n’étaient pas écrits de la même manière selon leur signification profonde.
Agnès s’était reconnectée à elle-même en remplissant des pages et des pages de A. C’était un petit pas, ça ne correspondait à rien, aucune histoire, mais pour Agnès c’était comme braver des dangers, aussi minuscules soient-ils et s’en sortir, grandie, affirmée, solide pour pouvoir voyager encore plus loin, pour pouvoir écrire des A comme amour, amour de soi, amour de l’autre, amour toujours.
Agnès a la foi, elle ne l’a jamais perdue pourtant elle aurait pu de nombreuses fois baisser les bras. Mais comme les feuilles d’automne récalcitrantes, elle s’accroche aux branches. Elle ne peut pas tomber. Le A se tient toujours debout avec ses deux pieds ancrés et sa tête tirée vers le ciel.
La pluie s’est arrêtée. Agnès continue son voyage à l’extérieur. Elle a besoin d’air, elle a besoin de s’enivrer des parfums d’automne. Ça sent encore la pluie, le béton mouillé, la terre mouillée. Les feuilles collent sur le bitume. Elles s’accrochent toujours quelque part, aux branches, au sol. Même dans leur chute, elles font vite, très vite, pour se rattraper quelque part, ne pas se laisser emporter par le vent ou le souffleur du jardinier municipal. Comment ces feuilles si légères, si dociles deviennent-elles aussi coriaces quand vient l’automne ? Elles ne veulent pas mourir c’est certain même si c’est sûr un jour ça viendra.
Agnès s’installe à la terrasse d’un café, elle garde son manteau, son foulard. Le serveur lui propose l’intérieur. Elle décline poliment. Elle veut admirer le spectacle des feuilles d’automne, leurs couleurs incandescentes. Elle commande un chocolat chaud avec un bâton de cannelle. Le lait est bien mousseux. Elle trempe ses lèvres et s’amuse à lécher sa lèvre supérieure sur laquelle se dessine un sourire blanc neigeux.
Le soleil rougit, le soleil salue et promet de revenir le lendemain. Agnès passe devant le fleuriste place des armes. Elle ne sait pas si elle veut des fleurs roses, blanches, jaunes. Elle en voudrait de toutes les couleurs.
Agnès veut se réconcilier avec les fleurs. Elle a une relation compliquée aux fleurs. Elles avaient un peu tendance à apparaître très peu de temps après une ou deux taches violettes. Agnès le sait bien que les fleurs n’y sont pour rien, que les coups, les poings venaient avant. Alors si elle prend les devants, qu’elle prend les fleurs avant, les coups et les poings ne seront plus dans le même espace-temps, ils auront disparu à tout jamais et, surtout, ne reviendront plus jamais.
Place des armes, il y a ce joli fleuriste qui a dû faire beaucoup de bénéfices à une certaine époque de sa vie. S’en doutait-il qu’il était quasi-complice ?
Agnès respire un bon coup, soupire tout ce qu’elle peut. De jolies fleurs pour égayer son salon, de jolies fleurs, juste de jolies fleurs, mais de quelles couleurs ? Le fleuriste s’approche et lui annonce « On a une promo sur les tulipes, la botte de dix à 2,99 ». Agnès a bien vu mais elle ne sait pas quelle couleur choisir. Elle jette un regard désespéré au fleuriste. Habitué à la question depuis le début de la promotion, il lui propose « Vous pouvez aussi choisir une tulipe de chaque couleur et prendre une botte de dix couleurs. » Le visage d’Agnès s’illumine. Elle part avec son bouquet, décide de suivre un temps les nuages.
Elle se promène avec son bouquet à la main, souriante, vivante. C’est la première fois que son bouquet est synonyme de joie, de gaîté, de légèreté. Après deux, trois tours de pâtés de maison, elle s’inquiète de l’eau qui pourrait leur manquer. Elle veut rentrer vite mais se rend compte qu’elle n’a plus de vase. Le dernier s’est fracassé sur sa tête.
Agnès pense au fleuriste, à toutes les fleurs, toutes les plantes qu’elle y a vues. C’est curieux se dit-elle, il ne vend pas un seul vase. Elle s’arrête à la droguerie, le vendeur lui montre du doigt le rayon des vases. Il a compris sans qu’elle demande. Agnès choisit un vase léger, d’une transparence un peu floue. Elle paye et, cette fois, retourne chez elle pour abreuver les fleurs assoiffées.
Elle pose le bouquet au milieu de la table, bien en vue. Elle s’assoit sur le canapé et reste les yeux figés sur son bouquet, son beau bouquet aux dix couleurs flamboyantes.
Elle a le cœur gros. Des larmes lui montent à la gorge. Son cœur serait-il en train de guérir lentement ? Une seule larme coule, lourde, chaude. Elle emporte du khôl sur son passage. Les verrous n’ont pas encore complètement sauté. Elle a encore beaucoup d’obstacles à franchir, elle le sait mais elle n’a plus peur.
Elle s’endort dans le canapé. Elle espère un sommeil réparateur. Mais l’odeur des fleurs la plonge ailleurs, dans son monde d’avant, dans un monde où on a explosé son cœur. Elle crie dans la nuit. Elle est en sueur. Elle met les bras devant son visage, elle pare, elle baisse les yeux. Il se retourne et la regarde. Il envoie son pied dans son ventre, sur son dos, sur ses cuisses, il frappe sans vraiment viser comme s’il shootait dans un sac de pommes de terre.
Agnès ressent tout les yeux fermés. Sa respiration est saccadée, elle a un point au cœur. Elle a l’impression que son cœur s’arrête, définitivement. Elle est prostrée, elle ne bouge plus, elle fait la morte pour que ça s’arrête.
Un nouveau jour se lève, Agnès ouvre enfin les yeux. Elle est terrifiée. Elle regarde ses bras nus, pas de traces de coups. Elle a pourtant mal partout. Les fleurs sur la table ont fané. Agnès n’est pas encore prête à faire la paix avec les fleurs. Elle veut faire la paix avec elle-même.
A contrecœur, elle jette les tulipes multicolores qui l’ont ramenée trop loin dans la douleur.
Elle prend un café avec une tartine au beurre. Ça ne passe pas, elle vomit tout ce qu’elle a sur le cœur. Agnès ne le sait pas encore mais elle aura une belle surprise pour Noël et cette fois l’enfant s’agrippera et naîtra un beau jour d’été sans nuage.

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2 réponses à Agnès

  1. Emmanuelle P dit :

    Epoustouflant portrait d’une femme meurtrie en quête de résilience. Les méandres du chemin vers soi, du fil de soi (ou fil de soie qui suspend la tête dans la posture méditative) sont remarquablement dépeints. Cela donne au texte une densité qui ne faiblit pas. Ceux ou celles qui cherchent à garder la tête hors de l’eau peuvent se reconnaître dans ce récit. Merci Marija.

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