Derrière les murs du conservatoire (?)

Dans les sous-sols, où tout est possible, le violoniste éparpille ses partitions. « Le mouton à cinq pattes » du grand compositeur Fettuccini Di Ricotta le fait saliver de plaisir. L’archet effleure les cordes comme la main caresserait la laine de l’animal. Les notes bêlent et s’élèvent à travers le soupirail. L’air s’adoucit.

Pas si loin derrière le violoniste, le clavecin se dépoussière. Le printemps suivant comme le printemps précédent, les élèves du conservatoire adoptent la posture de la grue, sur une patte. Ils ne savent pas trop sur quel pied danser, pas plus qu’ils ne peuvent repartir du bon pied. Une année sans concert ni public les a déracinés.

Le directeur se veut rassurant.

– Il est trop tôt pour préparer les cartons. On ne partira pas de cet immeuble historique. C’est notre patrimoine.

Il vient d’avoir 52 ans, s’est offert un selfie sur fond de cerisiers en fleurs, et il refuse de voir mourir son école.

Les affiches de la programmation de 2020 sont encore derrière les vitres ; le temps s’est figé. Pourtant, alors que l’entrée du bâtiment semble cadenassée, des notes et des voix s’envolent. De sous la terre, ou au dessus-de ma tête. Rien n’a changé, la musique n’a pas fini de résister.

Quand bien même il fait sien la citation attribuée à Voltaire, « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé », le directeur est peu triste en ce jour d’anniversaire.

Pour marquer le coup, les élèves lui ont réservé une surprise : accueil avec une hôtesse de l’air, plateaux individuels de petits fours, et alcool en gelée.

Ému, le directeur improvise un discours. Il raconte l’importance de la solidarité, répète que tout seul on va plus vite, certes, mais qu’ensemble on va plus loin.

C’est dur pour les première année à qui les aînés ne peuvent enseigner les gestes justes. Le directeur a demandé à son ministère de tutelle si 2 musiciens par salle pourraient cohabiter.

Par contre, pour Émilie, la sœur d’Aurore, c’est la galère. Son pianiste est à l’étage du dessous, et elle, dans le cagibi sous les toits. Pourquoi ? Parce qu’elle chante sans masque.

Le directeur a alors sollicité son ministère pour demander si la prochaine Castafiore pourrait faire ses vocalises avec un masque. On lui a répondu que c’était sujet à caution ; comment prouver que ce n’était pas du playback, si on ne voyait pas son visage ?

Afin de mobiliser ses artistes apprentis, le directeur leur a proposé de se souvenir de ce qu’ils n’ont pas vécu : les représentations à 12h, les auditions pleines de trac, les bravos du public, les locations de costumes, les larmes des grands-parents, et les canards en plein concert. Ça aurait pu faire partie d’un passé qui n’a pas existé. C’est un point d’interrogation sur un avenir incertain.

La fête, à 4 en présentiel, les autres en visio, était sympa. Le directeur a flirté avec l’hôtesse de l’air. Elle lui a raconté son expérience du tarmac. Ce fut pour elle aussi une année à part : rester à terre, et briquer les Airbus.

– C’est votre métier aussi ?

– Non, mais ça m’a occupée.

Le directeur et l’hôtesse de l’air ont passé la nuit ensemble. Il l’a appelée « Mon petit chocolat suisse » tout au long de leur étreinte. Le matin, elle était fripée ; le charme avait fondu.

Après moult relances et relances, le ministère a rendu des arbitrages :

– Pas plus de 4 musiciens par salle de 30 m² ;

– Compter 8 m² par personne ;

– Émilie peut chanter sans masque, derrière un plexiglas ;

– Enfin, s’ils conservent les distances, les élèves du conservatoire peuvent jouer en extérieur, mais pas à plus de 6.

Le directeur fait appel à une instit de maternelle pour remotiver son monde découpé en 4 par 4. Amandine est arrivée un matin à 7h, avant de prendre sa classe. Elle leur a fait se mettre en cercle, elle a dit « Statue ! » et ils se sont figés ; elle a dit « Mains ! » et ils les ont secouées.

Le directeur avait collé son oreille derrière la porte puis glissé un œil dans le trou de la serrure. Leurs jeunes années n’étaient pas si loin…

Rassuré, il retourna mesurer les dimensions des salles de répétition et établir un planning des réservations.

Il était content pour Émilie ; le plexiglas s’adapterait parfaitement à sa voix cristalline.

La possibilité de jouer dehors le réjouissait. Mais il craignait que ne se transforme en guerre la sélection des 6 prétendants à la célébrité.

Jouer hors les murs, un illustre musicien l’avait fait ; lorsque tu ne peux aller vers la musique, la musique vient à toi.

Le parc à côté du conservatoire offrait de l’espace. Par enchantement, les cerisiers fleuris y coloraient la vie en rose.

Le premier morceau qu’ils allaient répéter serait « Annabelle cherche son chat », de Veto di Parmigiano. Le compositeur s’était inspiré de « Pierre et le loup », en moins flippant. Une fillette, son chat, une souris, un oiseau. Une flûte, un violon, un triangle et des cymbales. Facile à transporter. Par beau temps, les feuilles brilleraient au soleil. Comme ce serait joli !

En attendant ce moment sans nul doute féerique, il était nécessaire de répéter, et apprendre à se connaître. Certains élèves ne s’étaient jamais rencontrés. Réglementer, ou laisser-faire ? Le directeur hésitait. Les pauses s’éternisaient parfois, et le niveau n’y était pas.

Les nouveaux étaient déboussolés. Ils demandaient souvent la première fois « Où est l’entrée ? ». Bienvenue dans la vie des artistes ! Une porte dérobée les conduisait dans le temple des portées, des noires et des blanches, des croches, bémols, dièses et des silences.

Émilie boudait dans son coin. Elle est froissée de rester sur le carreau ; écartée des sérénades vespérales dans le parc, isolée derrière son plexiglas… Elle emprunta le Kangoo vert moutarde de son père jardinier, le chargea de géraniums et conduisit jusqu’à Fleury-Merogis. Foutue pour foutue, sa carrière ne décollerait plus. Au planton interloqué elle promit une gifle esthétique, une centrale au géranium enrichi et un concert a capela sous réserve que la prison disposât d’un espace sécurisé pour elle et sa voix.

– Une cellule, ça vous irait ? nargua le surveillant.

– Moui. Vous n’avez pas de Papamobile, par hasard ?

– Non m’dame. Faut vous adresser au Vatican.

– J’entends bien, mais je n’ai pas mis assez d’essence.

Son idée folle la défroissait un peu. Le type à l’entrée passa un coup de fil à son N+1, qui appela le N+2 et ainsi de suite jusqu’au directeur de la centrale qui s’empressa de solliciter son ministre référent. Lequel jugea l’initiative d’Émilie pas trop mal pour une gonzesse, mais il devait solliciter l’avis du ministère de la Culture avant de prendre une quelconque décision.

Le corps tendu de colère, Émilie reprit le volant, non sans avoir disposé les géraniums à l’entrée de Fleury et pris une photo pour la postérité.

Le directeur, soucieux du moral de sa cantatrice pianotait sans cesse « Dis quand reviendras-tu ? » par SMS.

Émilie boudait et n’était pas prête de s’arrêter. Un témoin a vu la voiture entrer dans le bois. La suite, on ne la connaît pas.

Revenons-en aux concertistes en herbe. Ils ont sué pour hausser le niveau, ont appris à accorder leurs violons, affûter leur écoute. Aujourd’hui, ils vont répéter « Annabelle cherche son chat », dans la plus grande pièce du conservatoire. Le directeur tient à être présent. Est-il confiant ? Il sourit. Sourire n’est pas mentir. Ça dépend. Sourire crispé, sourire décoincé… Le directeur sous son masque sourit. Mais personne ne voit comment.

Les instruments s’ajustent, la partition s’exécute : le chat hésite entre l’oiseau et la souris. Surgit une petite taupe qui hurle au loup. Le chat est terrorisé , il sort de son périmètre habituel, son collier GPS n’est pas à jour, le téléphone portable d’Annabelle ne parvient pas à le localiser. Quelle merde ce réseau !

Le directeur a un peu adapté l’œuvre originale, il espère conquérir un large public (NDLR). À condition de saisir qu’Annabelle est un violon, l’oiseau une flûte, la souris un triangle et le chat des cymbales. Ce qui n’est pas donné à tout le monde.

Silence final. Le directeur sourit sous son masque. Enfin, c’est ce que l’on croit. Il se mord la lèvre inférieure pour ne pas pleurer. Aucune émotion ne l’a transcendé. Il a peut-être foiré son adaptation. Ou ses protégés ont foiré leur interprétation. Foutu pour foutu…

C'est un peu par hasard que j'ai découvert le plaisir d'imaginer des histoires. D-Ecrire des vies. Et j'ai trouvé avec Cécile et Philippe, et tous les participants, de quoi cultiver l'enchantement. Merci à tous.

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