Douce et tendre

A l’ombre du platane, l’homme qui aimait les chiens était assis sur un banc. Il avait la peau mate et ridée. Il fumait une cigarette lentement, très lentement. Il expirait loin, très loin les volutes pour ne pas réchauffer son petit coin frais. Il avait attaché l’âne autour du tronc. Il avait pris le temps de délester la bête avant de s’asseoir. Il avait rempli une gamelle d’eau de la rivière et lui, après quelques gorgées d’eau, avait préféré sortir sa flasque d’eau-de-vie. Le vieil homme revenait des champs. Il avait marché tranquillement en se calant sur le doux pas de l’âne.
Cet arbre était son endroit préféré pour faire sa pause. C’était le seul qui gardait son feuillage vert et dense quelle que soit la saison. Les ombres des branches et des feuilles dansaient sur la mélodie du vent et ne formaient jamais le même dessin. Le vieil homme y voyait des animaux, mais de plus en plus souvent maintenant, il y voyait des visages. Celui de ses petits-enfants qui avaient bien dû grandir depuis leur dernière visite mais aussi celui de sa douce et tendre, avec son visage d’aujourd’hui ou avec son visage d’antan quand ils étaient de jeunes amants.
Le vieil homme écrasa sa cigarette sur un caillou plat. Il y laissa une traînée de noir qu’il travaillait comme du fusain pour y dessiner je ne sais quoi. Parfois, il restait des traces du dessin du précédent passage et il continuait son œuvre, parfois la pluie lui offrait une nouvelle page pour s’exprimer.
Au loin, il entendit le chant du coq qui signalait la tombée de la nuit. Il n’avait jamais compris pourquoi il chantait si tôt. Trop tôt le matin, trop tôt le soir. Ce n’était pas son coq, c’était celui de son voisin en aval. Lui, il avait des poules et surtout des chiens pour garder et protéger non seulement les poules mais les autres bêtes aussi.
Le vieil homme ne savait ni lire ni écrire mais il connaissait son village par cœur et pouvait prédire, sans la moindre erreur, quelle serait la météo du jour, celle du lendemain. Il suivait l’arrivée fulgurante des hirondelles, l’installation latente des cigognes sur les cheminées. Et puis surtout, il avait une relation un peu particulière avec le pivert qui habitait son arbre préféré. En effet, bercé par le chant des oiseaux qui résonnait d’un flanc à l’autre de la montagne, le vieil homme ne voyait pas le temps passer. Mais il savait pertinemment que le pivert cognerait le tronc quand il serait temps de lever l’ancre.
Le vieil homme rentrerait alors chez lui, tirant l’âne par la corde. Il l’emmènerait à l’étable, dans le coin le plus frais, lui tapoterait le flanc, lui caressant le museau sans mot dire. Il réajusterait son chapeau pour monter les dernières marches jusqu’à son lit qu’il déplaçait dehors dans une alcôve sous l’auvent en béton. C’était là qu’il passerait sa nuit et les nuits suivantes du printemps à l’automne. Aux premières neiges, il rejoindrait le lit conjugal. Seule une fenêtre, toujours ouverte malgré la peur des voleurs de sa chère et tendre, les séparait pendant ces trois saisons. Chacun à la température qui lui convenait mais tout de même côte à côte. Pour toujours et à jamais.
Après s’être débarbouillé le visage, les mains, il lui arrivait, s’il n’était pas trop fatigué, de l’enlacer, de la faire tourner, de fredonner. Pendant quelques minutes suspendues, ils dansaient comme leurs premières fois, sur un air de rumba. Ils se souriaient, se voyaient avec leur visage lisse, leurs yeux brillants d’amour, comme s’ils avaient cinquante ans de moins. Leurs corps devenaient soudain légers, sans arthrose, sans rhumatisme, sans le poids des années qu’ils portaient chacun sur eux. Ils continuaient à danser, à sourire. Ils savaient dans ces courts instants qu’ils vivaient une vérité pure et simple car, pour eux, sourire n’était jamais mentir.
Et puis, un jour, sans mobile apparent, le vieil homme qui aimait les chiens mais aussi sa douce et tendre plus encore, s’effondra, le souffle coupé, le visage blême. Il était tombé avant le chant du coq du voisin, par une nuit d’hiver. Il était sorti fumer une cigarette, peut-être pas. Personne ne le saurait jamais. Il avait peut-être senti la fin venir et voulait voir la montagne une dernière fois. Son écho, sa puissance, l’endroit où il avait passé toute sa vie.
Sa douce et tendre s’était levée au chant du coq. Elle était sortie en se frottant les yeux pour aller chercher de l’eau fraîche à la pompe pour sa toilette. Elle avait pensé que son doux et tendre était déjà parti travailler ce matin-là. Comme tous les matins avant celui-là. Le vieil homme partait souvent avant le lever du jour. Pour aller labourer. Pour aller pêcher. Pour nourrir sa famille.
Sa douce et tendre laissa tomber son seau. Il roula et commença à descendre les marches une à une. Le métal cognait sur les pierres qui servaient de nez d’escalier. Elle ne cria pas, aucun son ne réussissait à sortir de sa gorge. Elle s’agenouilla près du vieil homme pour le réveiller. Elle appela les voisins, ceux qui avaient un téléphone. Les pompiers. Une ambulance. Quelqu’un. Quelqu’un pour lui ramener celui qui avait partagé sa vie.
Il avait été vite enterré. Elle avait laissé faire. Elle ne comprenait toujours pas ce qui était arrivé. Au cimetière, les agents des pompes funèbres avaient dû gratter la terre devenue dure avec le gel et le froid de cet hiver qui n’en finirait pas.
Elle était revenue à pied du cimetière, une robe noire, un foulard noir noué sur la tête. Elle avait pensé à prendre un manteau ou était-ce une voisine qui lui avait glissé sur les épaules, elle ne s’en souvenait pas.
Elle s’arrêta devant l’arbre préféré de son cher et tendre. La ville avait placardé un avis de décès dessous. Il y avait, sous une croix, une photo de lui, sans un sourire, sérieux, figé. Quand avait-il bien pu prendre cette photo ? C’était la seule qu’elle avait trouvé de lui, c’était la même qu’elle avait encadrée dans un médaillon collé à la pierre tombale. Elle regrettait de ne pas avoir de photos de lui souriant, dansant. Elle n’avait que cette photo triste, en noir et blanc et ce n’était pas comme ça qu’elle aurait voulu qu’on se souvienne de lui.
Sa belle-sœur lui avait dit : mais pourquoi faudrait-il se souvenir des belles choses ? Ça ne fait que renforcer la peine, le chagrin. Elle n’aimait pas sa belle-sœur. Elle, elle avait encore son doux et tendre. Il buvait comme un trou, il ne tarderait pas à passer l’arme à gauche d’après la veuve éplorée.
Elle aurait voulu partir et s’isoler mais partir où, comment. Elle ne connaissait que cet endroit. Et elle voulait attendre, pas trop attendre, pour rejoindre son cher et tendre, danser avec lui jusqu’à la fin des temps. Elle était comme un volcan. Elle crachait du feu, du sang. Elle ne voulait plus rester là. Elle avait pleuré, beaucoup pleuré puis les larmes s’étaient éteintes comme sa colère.
Des années passèrent, elle allait toujours chercher de l’eau à la pompe, elle portait toujours du noir, ne sortait jamais sans couvrir sa tête d’un foulard noir quelle que soit la température extérieure. Elle ne dansait plus, elle riait beaucoup moins. Elle souriait parfois à ses petits-enfants devenus grands. Avaient-ils oublié le vieil homme ? Avaient-ils oublié comme ils lui prenaient son chapeau quand il était endormi pour imiter leur grand-père ? Avaient-ils oublié qu’il revenait souvent avec une pastèque sous le bras ? Avaient-ils oublié qu’ils crachaient les pépins dehors et qu’ils regardaient les colonies de fourmis s’atteler à les ramasser ? Peu importe s’ils avaient oublié. Elle, elle n’oubliait pas. Enfin, ça dépendait quoi.

Il est 7h42. Le réveil sonne. Quel rêve étrange. Georgia se frotte les yeux, s’étire, bâille à s’en décrocher la mâchoire. Son réveil sonnait depuis 7 heures et elle avait tapé dessus pour pouvoir finir ce rêve. A 7h42, elle avait abandonné l’idée et puis, elle avait senti le vent tourné. La vieille dame qui commence à perdre la tête, c’est plutôt signe que la fin est proche plutôt que d’un happy-end. Quoique. Elle voulait quand même rejoindre son doux et tendre. Elle y était presque alors. Enfin, pour celles et ceux qui croient en l’au-delà ou un truc comme ça.
Georgia est blasée. Il n’y a rien qui va dans sa vie. Elle a un boulot de merde, un job alimentaire. Elle aurait voulu être…elle-même ne le sait pas. Elle regarde souvent par la fenêtre quand elle prend sa chicorée du matin. C’est dégueulasse la chicorée mais c’est mieux pour sa santé. C’est ce qu’elle a lu dans les magazines. Comme ça elle vivra longtemps en bonne santé ! Mais Georgia en a ras-le-bol. Elle veut bien vivre longtemps mais pas seule et pas non plus à s’emmerder dans un boulot qui la désespère.
Elle touille sa chicorée, elle souffle au cas où ce serait encore chaud et elle regarde par la fenêtre en sirotant sa première gorgée. Dans l’immeuble d’en face, son fantasme sur pattes : un apollon nu, entièrement nu se tient à sa fenêtre. Elle rougit. Elle a peur de croiser son regard. Elle a même honte pour lui. Tout le monde peut voir son petit cul et même plus sans même demander. Il a des écouteurs sur les oreilles, il se dandine en soulevant des haltères. Il a les yeux fermés et chante ce qu’il entend dans son casque.
Georgia serait bien restée à le regarder toute la journée mais elle a un travail. Elle va se préparer, prendre une douche. Elle se demande si elle aurait l’audace de se pointer toute nue, dégoulinante d’eau de douche à sa fenêtre pour le saluer.
Georgia coupe l’eau chaude et s’asperge d’un jet d’eau froide pour calmer ses ardeurs. Elle ne le connaît pas et puis, se rappelle-t-elle, tout l’immeuble le voit à poil. Enfin, il n’est pas poilu, se dit-elle tout à coup. Il doit s’épiler. Georgia, ressaisis-toi ! Arrête de t’inventer une vie et d’imaginer celle des autres.
Elle enfile un jean, une blouse fluide, des baskets et elle sort prendre l’air. Le silence de la rue la surprend. Pas de voitures, pas de motos, pas d’éboueurs. Elle descend la rue jusqu’à la boulangerie. Elle repense à son rêve étrange. C’est une belle histoire d’amour tout de même. Des histoires comme on n’en fait plus aujourd’hui. Elle avait essayé les speed-datings, les sites de rencontre, les potes de copines mais elle n’avait jamais eu la flamme, encore moins un début d’étincelle.
Georgia le sait, elle est trop rêveuse, trop idéaliste. Elle se projette, elle aimerait, elle souhaiterait, elle voudrait. Mais quoi donc ? Un prince charmant qui viendrait la réveiller après un long sommeil de cent ans ? N’importe quoi ! Les contes de fées, c’est pour les bébés. Georgia est une jeune femme maintenant. Et pourtant, toujours rien. Elle ne voit rien venir. Elle attend, elle attend tellement qu’elle en oublie de savoir ce qu’elle cherche vraiment. Elle se dit que son cher et tendre sonnera à sa porte et qu’ils seront heureux jusqu’à la fin des temps, comme dans les films.
Elle arrive à la boulangerie. Il y a déjà la queue. Il commence à pleuvoir des cordes. Des enfants se précipitent sous la bâche. Il y a des travaux autour de la boulangerie, le store est une énorme bâche bleue qui rappelle la couleur du ciel, la vraie. Ça fait rire Georgia parce que, sous cette bâche, elle oublie souvent que le ciel est gris.
Les enfants rient et sautent dans les flaques qui commencent à se former. Ils ont leur cartable mis de travers. Ils n’ont pas l’air d’avoir envie d’aller à l’école, sourit Georgia.
– Bonjour Madame ! La boulangère la fait sursauter.
– Bonjour, euh, je voudrais une tradition s’il vous plaît et une brioche au sucre, s’il vous plaît.
– Ce sera tout ?
– Euh, oui merci.
– Deux euros dix s’il vous plaît, dans la machine devant vous.
Georgia fouille ses poches. Quelle quiche ! Elle est partie sans son porte-monnaie. La personne derrière elle se faufile et glisse les pièces dans la fente. Georgia, interloquée, lève la tête et ne le reconnaît pas.
– Je suis votre voisin, lui dit-il.
Georgia se concentre, plisse les yeux, fronce les sourcils.
– Quel voisin ?
– Ben, celui que vous matez tous les matins en prenant votre café !
– D’abord c’est de la chicorée et puis, je ne vous mate pas, s’offusque-t-elle en piquant un fard.
– Pas de souci, lui dit-il en lui faisant un clin d’œil.
– Je vous rembourserai, s’excuse Georgia. Je suis désolée, je ne savais pas où j’avais la tête ce matin.
– A ma fenêtre, non ? plaisante le voisin.
– Oui, enfin non… j’ai fait un rêve étrange.
– Ah, et ça vous dit de m’en parler autour d’un café, enfin une chicorée ?
– Je ne sais pas, j’ai plein de trucs à faire et puis, je ne vous connais pas.
– Un petit peu quand même, non ? Moi, par exemple, je sais comment vous prenez votre petit déj et à quelle heure.
– Comment ça ?
– Ça fait longtemps que je vous vois et vous, vous ne me voyez pas. Alors, j’ai employé les grands moyens. Je ne vous ai pas choquée au moins ?
– Euh non…non…c’était plutôt…
– Plaisant ?
– Sympa, sympa, c’était plutôt sympa.
– Sympa, juste sympa ? dit le voisin en faisant la moue.
– Bon, ok, plaisant si ça peut vous faire plaisir.
– Alors ce café, on le prend ?
– Ben, je sais pas, je peux pas.
– Pourquoi ?
– Ben je sais pas, je peux pas, enfin je crois.
– Et si on faisait comme si demain n’existait pas ? Vous allez voir, ça change la vie. Vous me raconterez votre rêve étrange.
– …Je crois que j’ai rêvé de mes grands-parents.

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