La vie avec Ralph

Devant les grilles de la maison, elle s’arrête, prête à s’élancer en direction de la forêt. Elle hésite. La lueur du soleil couchant étire sur le sol des ombres qui s’agitent au gré du vent. Elle n’est pas peureuse mais ce serait peut-être mieux d’être accompagnée de Ralph, son compagnon à quatre pattes à poil ras qui enfle lorsqu’il est de mauvaise humeur. Il paresse à l’heure actuelle, au sec sur le tapis devant la cheminée où nulle bûche ne brûle. C’est son poste de veille, celui qu’il préfère, où il peut se dresser d’un bon dès qu’un son inhabituel arrive à ses oreilles pointues. Elle repense à l’appel reçu aujourd’hui à midi, 12h05 précisément, au moment où elle rappait les carottes. Un commercial de SFR avait-il dit. Ses questions pressantes, insistantes quasi indiscrètes avait fini par la mettre mal à l’aise et elle qui habituellement ménageait ses interlocuteurs, avait fini par pratiquement lui raccrocher au nez. Le regard perdu sur le massif de marguerites jaunes, elle avait machinalement attrapé la boîte de Mon Chéri qui trainait sur le buffet depuis ce jour dont elle ne voulait pas se souvenir car c’était décidé, elle ne laisserait plus entrer la tristesse dans son quotidien. La mandoline sur la table de la cuisine l’attendait mais l’assortiment de carottes de toutes les couleurs avait perdu leur luminosité, son envie de jouer s’était perdue dans le silence du combiné. Le déjeuner sur le pouce avec les voisins était devenu une corvée tandis que son esprit s’encombrait de pensées parasites. Toute la matinée, elle s’était pourtant affairée pour ranger le rez de chaussée de sa maison afin d’offrir à ses invités son meilleur profil. Elle avait dû respirer à plein poumons pour se remettre en mouvement mais elle avait préparé les carottes puis le gratin en faisant claquer les plats et les portes des placards, pressée d’en finir. Elle s’apprêtait à lancer les escalopes dans la poêle quand les voisins étaient arrivés, souriant de toutes leurs dents, avec une tarte aux pommes. Tout compte fait, cela s’était bien passé. La crème n’avait pas fait de grumeaux dans les assiettes, le gratin n’avait pas brûlé mais doré. Son regard, constamment fixé sur l’horloge ne savait plus si les aiguilles avançaient ou si elles étaient bloquées. Elle ne savait plus à quel rythme le temps était abonné. Le café aspiré avec les derniers Mon Chéri, une léthargie semblait s’être abattue sur les voisins la poussant à leur proposer une promenade digestive tandis que Ralph, resté placide pendant tout le repas, poursuivait sa sieste à sa place favorite. Dans leurs yeux, elle avait vu qu’ils préféraient aller imiter Ralph dans leur canapé, bien calés, derrière la fenêtre où le soleil n’en finissait plus de décolorer les coussins.

Elle avait retenu un soupir de soulagement au moment où elle avait repoussé la porte derrière eux. Elle avait traîné sa solitude de la salle à manger à la cuisine pour effacer la trace de leur passage. Son optimisme avait fini par refaire surface, elle avait attrapé sa veste et son sac à main pour aller en ville renouveler son stock de thé. C’était une de ses petites marottes quand il faisait froid, se réchauffer les mains autour d’une tasse de thé. L’après-midi s’était ainsi écoulée en ville. A son retour, elle avait retrouvé Ralph qui ne semblait pas particulièrement décidé à bouger, semblant plutôt l’inviter à faire comme lui, c’était à dire écouter le tic-tac de la pendule pendant que les ombres glissaient sur les murs. Mais elle voulait rester fidèle à ses résolutions, faire du sport en fin de journée. Le tapis restant le domaine réservé de Ralph, pas de gymnastique possible, il lui restait les allées de la forêt en face de la maison. Aujourd’hui, elle allait inaugurer une nouvelle paire de chaussures, des souples, confortables qui épousaient les formes de son pied. Le vendeur lui avait assuré qu’elle n’aurait aucune ampoule, aucun échauffement. Le prix était salé mais elle s’était laissé convaincre. Terminées les sorties où l’on revient en boitillant. De toutes façons, elle n’y avait qu’une personne dont elle avait à s’occuper, elle-même, et puis Ralph bien sûr, mais ce n’était pas pareil. Elle s’était habillée, pas trop chaudement car elle savait qu’elle risquait de transpirer rapidement.

Et maintenant, elle est là devant la grille. Courir, marcher, marcher rapidement, elle n’est pas bien décidée. Il y a ces ombres et ce coup de fil, ce gars qui sait où elle habite. Sautillant sur ses pieds, elle fait demi-tour résolument en direction de la maison. La porte d’entrée ouverte, elle appelle Ralph. « Ralph, mon chien, debout, on va aller en forêt. Allez, bouge-toi ». Ralph soulève une paupière et la regarde sans bouger une patte. « Allez, tu as fait assez de gras aujourd’hui, ce n’est pas la peine de rester sur le tapis, je ne ferai pas de feu à cette heure ». Ralph ne se bouge toujours pas. Elle attrape la laisse, la balance au niveau de sa truffe sans susciter de réaction de sa part.

« Allez Ralph soit gentil. Ecoute moi, ce n’est pas que je ne sois pas rassurée mais avec toi, je serai plus tranquille dans les allées. Tu as vu, c’est maintenant l’automne, à cette heure, on ne voit plus un chat entrain de se promener alors s’il se passait quelque chose d’anormal, avec toi, ça ira mieux. Ils ne peuvent pas savoir qu’à partir aboyer, tu n’es pas capable de faire grand-chose mais comme tu es grand et costaud, tu impressionnes. Et puis, nous deux, on est inséparable. Au moins, à toi, je peux faire confiance. Comme disait grand-mère Toinette, plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Je crois bien que je deviens comme elle. Allez mon brave, là c’est bien. Etire toi bien. Tu vois, toi aussi, tu as besoin de faire de l’exercice. Promis, on ne reste pas trop longtemps dehors ». Plus légère, elle regarde son portable, je l’emmène, je ne l’emmène pas, il ne sonne jamais. Elle le laisse sur le buffet.

« Allez viens Ralph, on y va ». Elle referme la porte de la maison tandis que le soleil amorce sa descente sur les sapins formant une haie obscure et sinistre. « Viens Ralph, on va aller par-là, c’est moins sombre et le chemin est moins boueux. Non, ne commence pas à renifler toutes les mottes de terre. Ce n’est pas pour toi, laisse les taupes tranquilles. Tu as vu, le ciel est clair, demain il y aura de la brume. Tu sens l’odeur des champignons ? j’ai entendu à la radio qu’on pouvait avoir une amende si on les ramasse, une loi qui date de Mathusalem. Par contre, on peut glander, pas glander ne rien faire, glander ramasser des glands, pour nourrir les cochons. Des cochons, il n’y en a plus depuis longtemps, tu imagines la date où a été votée la loi. Tu as vu, on a des traces de sangliers, si on les aperçoit, on fait demi-tour. Alors qu’est-ce que tu en penses, cela fait du bien de sortir. Au début, les articulations font un peu mal, surtout aux genoux qui sont toujours un peu raide mais toi, tu ne souffres pas, tu es jeune, beau et fringant.

Ralph, c’est son confident, il la regarde, l’écoute, il ne la contrarie jamais et la console dans les moments difficiles. Il faut parfois qu’elle le tire un peu mais il reste toujours dans de bonnes dispositions. Après la rupture avec Monsieur Mon Chéri qui était parti avec l’appareil photo, le lecteur de CD et la voiture, ils étaient restés tous les deux. Monsieur Mon Chéri lui avait dit « puisque tu préfères ton chien, je te le laisse, ça te fera quelqu’un avec qui parler ! ». C’est ainsi que leur couple s’était terminé, lui causant une fracture qu’aucun plâtre ne pouvait ressouder, sur des non-dits qu’aucun portable n’avait laissé filtrés. Elle avait réorganisé sa vie en faisant un grand ménage dans ses relations, en fuyant les rencontres salées, sucrées, en sortant des placards les vieux papiers, les objets souvenirs sombres et dépareillés.

Désormais, elle commençait sa journée en enfilant des chaussettes colorées pour que la chaleur remonte jusqu’à son cœur, ses yeux et son cerveau. Elle prenait des feutres de couleurs pour rédiger son programme du jour et les promesses qu’elle se faisait à elle-même. Elle s’était fixé l’objectif de retrouver son moi profond, sauvage, original, celui qu’elle avait étouffé et enterré pour répondre aux attentes des Monsieur Mon Chéri et aux autres Sonia, Bernadette…, pour lire dans leurs yeux leur approbations. Elle aurait bien découpé leurs visages pour en faire un jeu de fléchettes. Mais elle avait lâché prise, repris son souffle sachant bien qu’elle se pourrissait la vie en restant accrochée à ses souvenirs. Le gris du ciel n’était plus un obstacle. Elle y accrochait des guirlandes, des lumières au point que la licorne baissait la tête pour la saluer quand elle franchissait le perron. Désormais, elle plongeait dans la piscine, dans le grand bain de la vie. Certains devaient penser qu’elle était un peu folle mais elle s’en fichait. Si elle avait envie de chanter dans la rue, elle chantait. Elle pouvait porter un pantalon rouge avec une veste verte et des chaussures bleues. Les regards glissaient sur elle sans la griffer. Elle avait cru qu’avec Monsieur Mon Chéri, tout était arrivé mais en définitive tout s’était cassé, elle devait tout recommencer.

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