Le printemps suivant

Le printemps suivant comme le printemps précédent. Des cerisiers roses en fleurs. Du vent dans les branches. Une pluie de confettis parfumés. Des hirondelles s’envolent. Des enfants jouent. Une balle rebondit. Une porte claque.
Une page blanche. Des mots s’entrechoquent. Le printemps suivant comme le printemps précédent. Le temps emprunt. L’inspiration perdue. L’imagination évaporée.
Linda avait pris le dernier avion. Elle était allée à l’aéroport et avait dit : « Le prochain avion, s’il vous plaît. Un aller simple ». L’hôtesse de l’air lui avait gentiment répondu avec un sourire plein de dents blanches. « Le prochain vol est à destination de Séoul ». Parfait, s’était dit Linda. L’Extrême-Orient pour s’échapper de l’Occident. Atterrir dans une nouvelle culture, tellement loin de la sienne. Ce serait vraiment parfait pour retrouver l’inspiration.
Linda n’avait pas dormi durant le long trajet. Elle avait collé son front sur le hublot. Elle comptait les étoiles, les nuages. Elle espérait rattraper le jour, ou la nuit, elle ne savait plus trop. Elle n’avait rien mangé non plus, ni bu. Le personnel de bord lui était complètement invisible. Encore trop européen, encore trop occidental. Quelle idée de voyager sur Air France !
A Séoul, elle avait été surprise par une chaleur étouffante pour un printemps. Mais peut-être que les printemps sont toujours étouffants en Corée, Linda n’en savait rien. Elle avait forcément les réflexes corporels de la météo de son pays. Et au printemps, la moiteur n’avait jamais été de mise.
Linda avait pris un taxi, elle avait collé son front à la fenêtre. Le défilé de couleurs printanières l’avait envoûtée. Le taxi s’était arrêté devant un grand hôtel. Un hôtel pour Occidentaux. Le cœur de Linda se serra. Sa respiration se bloque. Pourquoi ? Pourquoi autant de kilomètres, autant d’heures d’avion ? Linda avait besoin de ne pas se sentir chez elle.
Elle fit un signe au chauffeur de taxi. Elle croisa les doigts pour qu’il comprenne son anglais. « Bed and breakfast ? » tenta-t-elle. Le chauffeur baissa la tête et rougit. Quelle impolitesse ! Je ne vais pas l’emmener chez moi. Pour qui me prend cette européenne ?
Voyant le désarroi dans le regard du chauffeur, Linda réessaya. « No big hotel please. Small hotel. Corean hotel. No Marriott’s ». L’anglais de Linda laissait fortement à désirer mais, contre toute attente, le chauffeur avait compris.
Il la conduisit dans le quartier de Hondgae. Il avait traversé Gangnam. Le chauffeur avait dit que c’était un quartier d’affaires, que c’était ici qu’elle devait venir pour boire un verre et faire la fête. Opa Gangnam Style, s’était souvenu Linda. A Hongdae, il lui avait présenté le quartier étudiant et bohême. Il indiqua du menton le carnet qu’elle avait sur les genoux. Linda lui sourit et le remercia d’avoir compris ce qu’elle cherchait.
Le taxi s’arrêta devant une maison de bois et de métal. Il l’aida avec sa valise et alla sonner à la porte. Linda ne comprenait rien à l’échange entre le chauffeur et la vieille dame qui venait d’ouvrir. Au bout de quelques minutes, la vieille dame murmura un « welcome » et s’inclina.
Elle lui fit signe de la main pour la suivre. Linda remercia le chauffeur, s’inclina la main sur le cœur. La vieille dame l’emmena au bout du couloir, fit coulisser une porte. Elle pointa du doigt et dit « bed ». Elle montra une autre pièce plus loin et dit « breakfast ».
La vieille dame lui proposa des chaussons à porter à l’intérieur. Elle lui montra où laisser ses chaussures pour l’extérieur. Elle se présenta, posant sa main sur sa gorge, « Anna ». Elle leva les sourcils pour demander « et vous ? ». « Linda » répondit l’invitée, contente de comprendre l’échange.
Anna lui demanda si elle avait faim en coréen, s’aidant d’une gestuelle en sous-titre. Linda hocha la tête. Anna lui montra à nouveau la pièce où le petit déjeuner était servi. Linda posa sa valise dans sa chambre, se débarbouilla et rejoignit Anna dans la salle à manger.
La table était dressée. Une multitude de petites assiettes avec des ingrédients différents dedans. Anna lui offrit un bol de riz avec des baguettes et l’invita à piocher ce qu’elle voulait dans chaque assiette. Du poisson, du poulpe, des haricots, des carottes, des beignets. Linda n’osait même pas demander ce qu’il y avait dans les assiettes. Elle craignait de vexer son hôte. Elle avait goûté des choses épicées, d’autres moins. Ses papilles s’étaient réveillées, sa gorge était en feu mais Linda ne pouvait s’arrêter de sourire et de remercier Anna.
Après avoir bu l’équivalent de trois verres d’eau, Linda fit signe qu’elle voulait faire un tour. Anna l’accompagna à l’arrêt de bus, lui montra que c’était le bus n°62. Elle lui écrivit sur un petit papier le pictogramme correspondant à l’arrêt. Elle lui mit aussi l’adresse, son nom et son téléphone au cas où.
Linda était aux anges. Anna lui dit de prendre le bus en direction du Nord et de descendre dans sept arrêts. « Cherry blossom », lui avait-elle pointé du doigt dans la direction à prendre. Linda attendit le bus à peine deux minutes. Elle paya son ticket et s’assit à la fenêtre. Elle colla son front à la vitre le temps des sept arrêts. Les couleurs de cette ville l’enchantèrent vraiment.
Heureusement que nombreux furent ceux qui descendaient au même arrêt qu’elle car elle était tellement perdue dans sa rêverie qu’elle faillit oublier de descendre. Elle sauta sur le trottoir comme une enfant. Elle fit un autre bond pour sauter dans une flaque. Elle rit de sa bêtise et se redressa. Elle reçut une gifle esthétique.
A perte de vue, devant elle, des cerisiers en fleurs tous roses sauf un. Elle s’avança vers le seul et unique cerisier blanc de cette forêt de coton rose pâle. Elle alla s’asseoir à ses racines. Elle inspira profondément. Elle prit son carnet et commença à esquisser le paysage autour. Linda n’avait jamais été une grande illustratrice mais cette fois les dessins venaient plus facilement que les mots.
Elle n’avait qu’un crayon à papier. Elle aurait aimé rendre cette explosion de couleurs, cette cascade de douceur dans son croquis. Elle dessinait, appuyait parfois plus fort pour donner du contraste, estompait à certains endroits.
Linda n’avait pas vu le temps passer. Elle avait profité de chaque minute, chaque seconde. Elle avait soufflé sur chaque pétale qui lui tombait dessus en faisant un vœu. Ce jour-là serait à marquer d’une pierre blanche, avait-elle pensé. Ce jour-là, elle avait décidé d’être heureuse.
Elle avait laissé le gris de sa vie passée loin derrière. Le gris, ça avait été chez elle pendant très longtemps, trop longtemps. Jamais elle n’aurait pu penser, jamais elle n’aurait osé rêver qu’un jour le gris ne ferait plus partie de sa vie. Linda savait pourtant qu’elle verrait sûrement à nouveau du gris mais elle s’était convaincue que désormais elle ajouterait toutes les autres couleurs de la vie.
Elle avait pris le 62 dans l’autre sens. La nuit était déjà tombée. A l’Est, le soleil se couche tôt, très tôt. Cette différence de luminosité avait aussi intrigué Linda. Au printemps, en France, on change d’heure, on passe à l’heure d’été. Est-ce qu’ils font la même chose en Corée ? Elle verra bien demain matin l’heure qu’il sera pour savoir.
Au retour aussi, elle avait failli rater son arrêt. Pourtant elle le savait bien qu’elle ne se repérait plus si l’endroit qu’elle avait vu le jour était passé à la nuit ou inversement. Fort heureusement, elle avait aussi choisi d’autres repères dont une enseigne de magasin. Au milieu des pictogrammes, il y avait un cœur avec un symbole infini dedans. Beaucoup de courbes, de jolies courbes dans un trait continu et fluide.
Elle sonna à la porte, retira ses chaussures dans le vestibule, glissa dans les chaussons. Anna l’interrogea du regard « Alors ? ». Linda lui tendit son carnet et ses dessins. Anna tourna les pages lentement. Linda n’arrivait pas à lire ses expressions.
Une feuille glissa et tomba au sol. Anna la ramassa. Elle la défroissa du plat de la main. Sur ce dessin, ce n’était pas la Corée, ce n’était pas les cerisiers, ce n’était pas non plus les couleurs flamboyantes. Sur ce dessin, un visage, un sourire, des yeux tristes. Au dos du dessin, une dédicace « Sourire n’est pas mentir ». Pourtant, ce visage ment ouvertement. On sent les larmes monter, on sent la gorge se nouer, on sent le cœur s’arrêter de battre, on sent une fissure.
Anna regarde Linda et ses yeux interrogent. Linda hausse les épaules, elle ne sait pas. Elle doit promener ce dessin depuis longtemps déjà mais ce n’est pas elle qui l’a dessiné. Qui alors ? Elle l’a peut-être ramassé par erreur quand elle avait fait tomber son sac, un jour, ailleurs. Lui avait-on donné intentionnellement ? se demande-t-elle soudain. Une sorte de déclaration ? Du vandalisme amoureux ?
Elle cherche dans son passé. Elle essaie de se souvenir de ce qu’elle n’a pas vécu. Allongée, les bras croisés derrière sa tête, elle fixe le plafond et se refait le film. Ce visage ne lui ressemble pas. Elle reprend le croquis, se lève pour se regarder dans le miroir. Elle compare le dessin, le reflet. Sa tête tourne. Elle appuie son front contre la glace étonnamment fraîche.
Elle se souvient d’une silhouette, d’une chevelure dense et d’une bouche épaisse. Le reste est flou. Il lui avait tendu ses affaires, il lui avait tendu la main. Linda se laisse tomber sur le lit, les bras en croix. Lui avait-il dit quelque chose ? L’avait-elle entendu ?
Anna tape à la porte. Linda s’extirpe du lit. Anna dit quelque chose en coréen. Linda comprend « ok » dedans. Elle acquiesce. Anna montre la salle à manger. Linda sourit, accepte. Elles mangent toutes les deux sans se parler, elles échangent avec leurs yeux. Ils expriment beaucoup la gratitude. Anna aime la compagnie de cette occidentale perdue. Linda aime la bienveillance de cette vieille dame qui la comprend tellement.
Linda ne sait pas encore si elle peut rester là. Ce n’est pas chez elle, ce n’est pas son lieu, sa place. Pourtant, ce voyage la bouscule, cet endroit l’émerveille. C’est souvent comme ça quand c’est nouveau, quand on découvre. Se lasserait-elle d’être loin de chez elle ? Se lasserait-elle d’un pays aussi lointain ?
Linda décide à ce moment précis que, chaque printemps, elle quittera l’endroit où elle est pour découvrir un autre espace. Elle ouvre son carnet, prend un crayon. Aucun mot ne vient. L’inspiration n’est pas revenue, l’imagination non plus. Écrire un carnet de voyage est bien trop personnel. Elle ne sait pas si elle y arrivera.
L’automne suivant comme l’automne précédent, elle fêtera son anniversaire. Pourquoi y pense-t-elle maintenant ? Elle s’endort au bruit du vent. Le lendemain, le soleil brille sur les feuilles. Elle n’ose pas regarder l’heure. Le temps a-t-il changé ici aussi ?

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2 réponses à Le printemps suivant

  1. Monique M dit :

    J’ai lu ce beau texte, on pourrait dire cette nouvelle, avec grand plaisir. On s’attache à ce personnage, on suit cette femme tout au Long de son voyage. On découvre le paysage et ses émotions. C’est très réussi je trouve.

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