Les heures paisibles de l’automne

J’aime les heures paisibles de l’automne. J’aime aussi les couleurs qu’il libère heure après heure, jour après jour. Le garde-barrière, assis sur son banc en bois, laisse ses pensées vagabonder, les yeux rivés sur la forêt. Encore un peu, il fera nuit. Encore un peu, il s’enfoncera dans la profondeur des bois pour creuser, creuser, creuser. Son front dégoulinera de sueur. Il s’essuiera du revers de sa manche et continuera à creuser, creuser la terre la plus meuble, la terre la plus cachée de cette dense forêt qu’il connaît par cœur, dans ses moindres recoins. Quand le trou sera bien profond, il retournera à sa voiture pour y récupérer ce qu’il y a laissé dans le coffre, enroulé dans un tapis, dans un drap, dans ce qu’il aura trouvé quand il en avait eu besoin.
John attend patiemment la tombée de la nuit. Il aime l’automne car la nuit vient plus rapidement, elle est au rendez-vous et apaise son impatience. John prend un whisky, une gorgée seulement puis la recrache. Il doit arrêter de boire pour garder sa lucidité. Il perd trop vite les pédales.
Il se décide pour un thé comme les vieilles, comme les vieux, pense-t-il tout bas. Qu’ils crèvent ceux-là aussi avec leur plaid, leur dentier et le réconfort de leur tasse chaude. Pas de répit pour John. Pas de douceur, pas de tendresse. Il le sait, il a raté sa vie. Il est seul à garder une barrière qui ne se lève jamais. Personne ne s’aventure plus ici. John est seul, sa colère monte. La vie ne l’a pas épargné. Il en veut à la terre entière. Qui est vraiment responsable de son malheur ? Il sait qu’il a toujours gâché les pépites qu’il avait eues entre les mains.
On lui avait dit : tu as des mains en or, tu peux faire ce que tu veux de ta vie. John n’avait jamais compris quoi faire de ses mains. Il s’était retrouvé à lever des barrières. Un exercice inutile et futile. Aucun train ne passait plus par là, aucun véhicule ne traversait plus les voies.
Quant à utiliser ses mains pour caresser une peau nue, John n’avait jamais connu.
Il en est là de ses réflexions. Il rêve encore, toujours de corps nus qui se livrent à lui. Les années sont passées et pas un corps ne s’était arrêté non plus pour le découvrir, pour lever sa barrière, le rendre utile et lui faire comprendre le pouvoir de ses mains.
Le regard de John tombe sur un escargot qui tente de s’échapper de ce trou à rats. Il tire sa coquille qu’il a dû charger à bloc. Il transpire. Il lutte. La lèvre de John se hisse en un rictus, il évalue la distance parcourue en mesurant d’un œil expert la trace de la bave derrière lui. John soulève son pied, à peine. Il n’hésite même pas une seule seconde. Hors de question que l’escargot se fasse la malle et qu’il reste lui planté comme un con ici. Son pied s’écrase de toutes ses forces.
John jubile au craquement de la coquille. La bave gluante qui reste collée à sa semelle l’énerve. Il se lève et l’essuie sur un tas de feuilles.
Les heures sont longues, elles ne passent pas. La nuit ne vient pas, elle ne se dépêche pas. John prépare ses gants, la pelle, il essaie de gagner du temps, d’appeler la nuit à lui. Il sait déjà où il va aller, où il va creuser, combien de temps cela va durer. Il connaît son endurance, il évalue le poids, la densité des corps qui lui tiendront compagnie. Il a peaufiné sa technique année après année.
Les mains en or de John, à défaut de donner du plaisir, strangulaient, tailladaient, ligotaient, frappaient, coupaient, prenaient leur temps pour tuer. C’est le seul moyen que John avait trouvé pour être proche de corps nus, rien que pour lui.
John entend la chouette hululer. Les rapaces nocturnes se préparent à chasser. Il est bientôt l’heure. John enfile une veste un peu plus chaude, enfonce un bonnet sur son crâne chauve. Il attrape les clefs de la voiture. Il met le contact, cherche une station de radio qui pourrait lui faire du bien. Il zappe le jazz, la country, le blues. Il lui faut du bruit, beaucoup de bruit pour couvrir les cris. Du métal, voilà, il a trouvé la bonne station. La batterie couvre les coups de pied dans le coffre.
Il roule, roule encore. Il sait exactement où il va même si cela ne paraît pas. Il tourne à droite dans un sentier à peine perceptible. Il continue tout droit, il passe un petit pont fragile à vive allure. Le pont ne cède pas. Il arrive à destination. Il éteint le moteur. Le silence ne se maintient pas. Les pieds cognent encore, une voix étouffée tente de crier, de se faire entendre. Elle ne sait pas qu’elle est au milieu de nulle part.
John sort de sa voiture, claque la portière, s’étire. Il craque ses doigts. Il ouvre son coffre. Des yeux effrayés le fixent, le supplient. John soulève le corps, le redresse. Avant de le détacher, il dit : Je te laisse cinq minutes d’avance. Il enlève le bâillon, détache les pieds, les mains et lance : Cours maintenant.
La lumière des phares éclaire le début du chemin puis plus rien. Le corps court pieds nus, s’égratigne aux branches. Le sang coule, la sueur perle, la peur s’en mêle. Le corps entend au loin : Ça fait cinq minutes. Ready or not here I come.
John avance, fait résonner le métal de la pelle sur le sol, sur le tronc des arbres. Je te sens, je te traque, tu ne m’échapperas pas. Continue à courir, j’aime l’odeur de la terreur. Le corps pleure, le corps court, sa tête regarde à droite, à gauche, cherche une sortie, une survie. Le corps surveille ses arrières, le corps reprend son souffle…ou pas. La pelle s’abat sur son dos, lui faisant plier les genoux, la pelle frappe à nouveau sur les tibias, puis sur la tête.
Tu ne dois pas mourir tout de suite. Je veux te voir agoniser. La respiration du corps est saccadée. Du sang est craché, de la terre est avalée. Le corps rampe, se terre, se blottit, pare les coups. En vain. Les yeux de John sont noirs comme le ciel sans étoiles cette nuit-là. Cours je t’ai dit, hurle-t-il. Tu es une proie trop facile sinon. Cours !
Le corps est tétanisé, des larmes sales coulent. John le remet debout, l’attrape par le col, lui crache au visage. Allez, je t’ai dit, tu cours maintenant. Essaie par là, ou par là, comme tu veux, mais cours. Tu réussiras peut-être à t’échapper. Mais tu sais, prends garde, je saurai te trouver. Allez dépêche, bouge, je te laisse dix minutes cette fois, fais-en bon usage.
Le corps titube, met un pied devant l’autre, tente de reprendre sa course. John allume une cigarette, la fume lentement. C’est son chrono, il sait le temps que ça lui prend. Il entend les feuillages claquer, les branchages craquer, il entend même le souffle coupé. John aime ces sons. Il écrase son mégot et marche tranquillement dans la direction qui lui convient. Le corps n’entend rien, juste sa respiration forte qu’il essaie désespérément de faire taire pour ne pas se faire repérer.
La traque est perturbée par des aboiements de chiens. Un hélicoptère survole la forêt et lance son faisceau de lumière blanche à travers les arbres. John n’en tient pas compte, il est presque arrivé. Les chiens se rapprochent, aboient de plus en plus fort. John entend d’autres voix se mêler : c’est par là, par là, vite. Des faisceaux de lumière dansent avec les ombres.
Le corps est caché derrière un large tronc, il fait le tour à l’approche de John. Il retient son souffle, il espère que John n’entend pas son cœur battre. John chuchote : Je sais que tu es là, près de moi, si près de moi. John s’élance vers l’arbre au tronc large. Le corps panique, reprend sa course, tombe dans un trou, un trou énorme.
John ricane. Je t’avais dit que je t’aurai. John joue avec son briquet. Qu’est-ce que tu préfères : je te brûle ou pas ? Le corps se cloître dans un angle du trou. Les chiens approchent. John les ignore. Il réfléchit à son modus operandi. Non, je ne vais pas te brûler, j’ai pas assez d’essence.
John lance un poignard qui se plante dans le bras du corps. C’est fabuleux comme un corps est mou et tendre, comme il reçoit si facilement une lame. Tu aimes ? Dis-moi. Le corps tient son bras, tente de retirer le couteau. Ça lui fait encore plus mal.
Les pales de l’hélicoptère dégagent les cimes des arbres. Il est de plus en plus proche. Le corps espère, il faut qu’il tienne, les secours sont là. Il devrait faire un signe, indiquer la voie. Il crie, il n’est pas entendu. John rit. Tu me prends pour un abruti. Je te dis qu’on ne te retrouvera pas. Tu es à moi, rien qu’à moi.
Les chiens ouvrent le chemin, ils courent de plus en plus vite. La police a du mal à suivre dans l’obscurité profonde.
John s’est décidé, il remplit le trou de terre. Il se dépêche, il ne faudrait pas qu’il soit interrompu par la meute. Son coup de poignet est exceptionnel, il s’en félicite. Le corps se cache le visage pour éviter d’avaler de la terre.
L’hélicoptère s’est éloigné. Les chiens ont l’air perdu. John sait comment effacer ses traces. Il continue à combler la tombe du corps. Avant de recouvrir le visage, il lui lance : Un vrai plaisir, toujours un vrai plaisir. Puis il balance la dernière pelletée.
John rebrousse chemin tranquillement, les chiens sont muets, les lampes torches éteintes. Il est dans son élément, dans cette forêt dense et sombre. Il revient à sa voiture, met le contact. Le métal déchire le silence. Il change de station, de la musique classique, c’est mieux maintenant.
John roule doucement. Plus un bruit dans le ciel, plus un bruit dans les bois. Les chiens ont dû renifler des glands empoisonnés, se réjouit-il. Devant chez lui, il attend quelques minutes avant de couper le moteur. Il se regarde dans le rétroviseur, il a le visage sale. Avec un mouchoir, il essuie la terre restée collée à son front. Ça ne part pas. Avec de la salive, il y arrive mieux. Il enlève son bonnet, retire ses gants. Il coupe le moteur.
Au loin, il entend des sirènes. Des gyrophares transpercent l’obscurité.
Il peut prendre son whisky maintenant. Il allume une cigarette. Il s’assoit sur le banc en bois. Ses pensées vagabondes lui susurrent : J’aime les heures paisibles de l’automne. J’aime aussi les couleurs qu’il libère heure après heure, jour après jour.
Les gyrophares se rapprochent. Les sirènes sont stridentes. John n’aime pas être dérangé en pleine nuit, ni même en pleine journée. Quand on le dérange, il fait payer, il fait courir, il joue au chat et à la souris.
John boit une gorgée de whisky. Il va falloir qu’ils arrêtent tout ce boucan. Il boit une autre gorgée qu’il fait glisser entre ses dents. Il va chercher son fusil, charge une cartouche, une deuxième. Il aime le clic du fusil quand il l’enclenche. Je vous attends de pied ferme si vous venez me déranger en pleine nuit.
Les voitures de police dérapent devant sa maison. Les gyrophares continuent à clignoter dans le noir, les sirènes se taisent. Un policier sort et court.
– Vous pourriez lever la barrière s’il vous plaît ?
John se dirige lentement vers son poste et lève la barrière. Il tente :
– Qu’est-ce qui se passe ?
Le policier répond :
– Nous poursuivons un tueur en série. D’ailleurs, vous connaissez les lieux ?
– Bien évidemment, s’offusque John.
– Vous avez vu quelqu’un de suspect ces derniers temps ?
– Non, je suis seul dans ce coin du monde.
– Et personne non plus en train de fuir ?
– Ben non, j’vous dis, je suis seul ici.
– Vous connaissez un certain John Doe ?
– Nope, connais pas.

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2 réponses à Les heures paisibles de l’automne

  1. Emmanuelle P dit :

    Eh bien, je n’avais jamais lu ce texte, et je découvre un personnage que je n’ai aucune envie de croiser… C’est poisseux, sans issue. Jonh Doe est l’archétype de l’inconnu insaisissable, puisqu’il n’a pas de nom. Bravo Marija !

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