Les pinceaux

Rebecca redécouvrait la joie du dessin. Elle n’avait jamais vraiment appris à dessiner. Petite, elle aimait faire du coloriage avec des crayons de couleur ou avec des feutres. Elle faisait toujours très attention à ne pas dépasser la ligne. Il lui arrivait de tirer la langue pour accentuer sa concentration.
Aujourd’hui, le ciel était bleu, l’herbe verte, les jonquilles jaunes, les pommes rouges. Rebecca avait investi dans un chevalet, un bloc de papier à dessin grand format, des pastels, des aquarelles, de la peinture, des crayons, des fusains, des gouaches.
Rebecca sourit. Elle avait surinvesti son retour au dessin. Elle ne savait plus vraiment quel outil utiliser, alors elle avait presque tout pris. Au grand bonheur du vendeur du Géant des Beaux-Arts.
Rebecca déplia le chevalet, posa son bloc dessus après avoir isolé une feuille pour ne pas baver sur toutes les suivantes. Elle fouilla dans son cabas pour mettre la main sur les pinceaux. Ne les trouvant pas, elle secoua le contenu du sac sur l’herbe fraîche. Pas de pinceaux. Aurait-elle vraiment oublié d’acheter les pinceaux ? Elle se souvenait pourtant les avoir décrochés du présentoir. Ils ont dû rester à la caisse, se dit-elle. Tant pis. Elle prit le tube de gouache cyan, appuya dessus comme si c’était du dentifrice et posa délicatement la noisette de bleu sur le papier. Elle fit de même avec le jaune, le magenta, le vert, le noir, le blanc. Enfin, elle piochait dans le sac à gouache et prenait une bille de chaque couleur qu’elle disposait aléatoirement sur sa feuille.
Quand elle fut sûre de ne plus avoir aucune gouache non utilisée, elle se frotta les mains pour les chauffer et les remplir d’énergie créatrice. Elle s’en empara et fila droit sur sa toile. Elle plaqua ses mains, les doigts écartés et caressa le papier de haut en bas et de gauche à droite. Rebecca aurait aimé faire éclore le bourgeon sur sa toile improvisée. Elle continua à étaler, à rassembler, à pincer la matière. Le papier ramollissait de tant de peinture à absorber.
Rebecca ferma les yeux, garda les mains posées sur la feuille. Elle sentit son cœur battre dans le creux de sa paume. Elle ne savait pas combien de temps elle était restée comme ça, à attendre, attendre quoi ? Elle ne le savait pas vraiment. Peut-être que la peinture sèche, qu’elle prenne.
Heureusement, une légère brise s’était immiscée dans cette journée. Elle ajoutait des vagues dans la peinture épaisse, elle séchait une larme de matière trop liquide.
Rebecca respira profondément et décolla ses mains. Étonnamment les couleurs s’étaient mélangées harmonieusement.
Elle essuya ses mains sur son pantalon. Elle s’effondra en tailleur sur le sol pour admirer son œuvre d’art, l’énergie qu’elle y avait mise, le propos qu’elle y expliquait. Une explosion de couleurs lui giclait à la figure. La feuille et la peinture ne faisaient plus qu’un. Une sorte de papier mâché épais. Certains diraient que c’était une croûte. Rebecca se disait que c’était bien la première fois qu’elle dépassait les lignes, les bornes, la convenance. En ce jour ensoleillé où une légère brise s’était invitée, elle avait enfin brisé sa carapace.
Rebecca remballa son matériel. Elle marcha d’un pas lent, la tête parfois basse, la tête parfois dans les nuages, elle n’arrivait pas vraiment à se décider.
Le craquement des gravillons lui indiqua qu’elle était arrivée sur le parking. Elle chercha ses clefs dans sa poche. Elle appuya sur le bouton. Les feux arrière s’allumèrent en signe d’ouverture des portières.
Assis dans le coffre de sa voiture, un homme perdu dans le silence nouait les lacets de ses chaussures de marche. Il était garé tout près de la voiture de Rebecca. Il n’avait même pas entendu le clic de déverrouillage des portières, ni vu les phares clignoter quand elles se sont ouvertes.
Rebecca lâcha son cabas dans le coffre, un peu bruyamment et voulut poser son œuvre d’art à plat sur la plage arrière. Elle claqua le coffre de son coude pour ne pas mettre de peinture sur sa voiture. La fermeture du coffre avait été assourdissante, avec un manque total de délicatesse.
Son voisin de parking avait enfin noué ses chaussures et commençait à prêter attention à ce qui l’entourait : le ciel bleu, l’herbe verte, les jonquilles jaunes, les pommes rouges et une légère brise qui balayait ses mèches bouclées.
Il respira profondément et se leva de son coffre. Il ferma délicatement après avoir pris son sac à dos dans lequel il devait y avoir une gourde et un sandwich s’imagina Rebecca.
D’un pas léger, Léo se dirigea vers le sentier. Rebecca le suivit du regard. L’avait-il remarquée elle aussi ? Les sourcils de Rebecca se froncèrent. Il exagère quand même. Il n’y a que lui et moi sur ce parking. En plus, il s’est garé juste à côté. Il n’a pas pu ne pas me voir !
Rebecca soupira et tourna les talons. Elle se dirigea vers la pompe à eau pour retirer la peinture séchée de ses mains et se débarbouiller. L’eau qui coulait était transpercée de couleurs chatoyantes. Elle frotta ses mains longtemps. Elle aimait la sensation de l’eau sur son corps. Quand l’eau fut enfin claire, elle remplit ses mains d’eau pour se rafraîchir le visage. Elle glissa ses mains mouillées dans sa chevelure épaisse. Elle massa sa nuque et passa de l’eau, encore de l’eau sur ses bras nus.
Rebecca entendit les gravillons craquer dans son dos. Collé à elle d’un peu trop près, elle sentit d’abord son odeur puis entendit le souffle de sa voix. Rebecca bondit. Léo, surpris de sa réaction, lui dit, je voulais juste remplir ma gourde. J’ai oublié avant de partir.
Rebecca rougit. Arriverait-elle à lui adresser la parole ou ferait-elle, comme quelques minutes auparavant, un boucan infernal pour attirer son attention ? Elle inspira profondément et simula une perte d’équilibre. Léo fit semblant de ne pas s’en apercevoir. Il se savait tenté mais trop lâche pour lui parler vraiment.
Leurs regards se croisèrent enfin. Rebecca les joues encore roses, Léo la gorge encore pâteuse. Leurs cœurs battaient un peu plus vite. Etait-ce dû à l’altitude, était-ce dû à leur attitude ? L’éveil de ce minuscule désir leur réanima le corps.
Les mots ne sortaient pas mais dans sa tête, Léo chantait à tue-tête. Rebecca, elle, aurait aimé pousser le temps avec son épaule pour provoquer le destin. Malheureusement, leurs timidités respectives avaient pris le dessus. Si seulement ils avaient pu lire dans les pensées de l’autre et voir l’émoi qu’ils créaient, qu’ils suscitaient, jamais le doute ne les aurait envahis en cette journée ensoleillée où une brise légère leur caressait la peau.
Léo se demandait s’il était vraiment possible de connaître les pensées des gens. A son travail, il s’entraînait pour les deviner parfois avec succès parfois avec un revers certain.
Les pensées de Rebecca se bousculèrent et allèrent trop vite trop loin. Son regard fixe dans celui de Léo, elle répétait dans sa tête : je ne peux pas vivre avec toi si tu vis tout seul. Rebecca essayait de chasser cette idée de son esprit, tentait vainement de se rassurer en se sermonnant : Rebecca, tu ne sais même pas comment il s’appelle, alors arrête de faire des plans sur la comète. En plus, il ne t’a même pas remarquée quand tu as bruyamment cherché son attention.
La gourde de Léo était pleine. Les mains de Rebecca étaient propres. Ils n’avaient plus rien à faire à la pompe à eau ni l’un ni l’autre. Chacun s’était dit : vas-y, fais quelque chose que tu n’as jamais fait. Oublie ta timidité, oublie ou plutôt non n’oublie pas, montre que tu es là, que tu veux partager ce moment. Il faudrait pour cela dire quelque chose mais dire quoi ? Ah, j’en ai marre que cette timidité me paralyse. Je risque quoi en fait ? Je vis comme ça depuis tellement longtemps, est-ce que je saurai faire autrement ?
Les questions s’enchaînaient, fusaient. Ni Rebecca ni Léo ne se doutaient qu’ils se posaient exactement les mêmes au même moment. Rebecca se massa les tempes pour stopper le flux de questions. Léo préféra masser sa nuque.
Le vent siffla, une branche céda et tomba, les sortant de leur torpeur.
– Bon, j’y vais, bonne journée, lança Léo.
– Euh, oui, faites attention à vous, le temps se gâte ; osa Rebecca.
Léo fit un signe de la main et reprit le sentier. Rebecca se dirigea vers sa voiture. Assise sur le siège, elle claqua la porte et s’appuya sur le volant. Quelle cruche, c’est pas possible, se jugea-t-elle. Elle mit le contact, passa la marche arrière et sortit du parking dépeuplé.
Léo marcha peu. Il avait tenté de marcher d’un pas assuré mais dans sa tête, quel empâté tournait en boucle. Il entendit la voiture de Rebecca partir en trombe. Il affaissa ses épaules et son regard se baissa lamentablement. S’il avait pu, il aurait sûrement pleuré. Mais pour quelle raison pleurerait-il ? Il n’y a rien de triste dans ce qui s’était passé. Il aurait bien voulu y mettre de l’espoir, de l’envie, du désir. Enfin, il aurait surtout voulu être capable de le montrer et le lui dire.
Comme il traînait un peu des pieds en marchant, il shoota sur ce qu’il pensait être un caillou. Il se pencha et ramassa un tube de gouache. Du rose. C’était peut-être à Rebecca, espérait-il.
Le vent se leva brusquement. Léo dut mettre un terme à sa balade à peine commencée. Il rejoignit sa voiture, régla son rétro, mit sa ceinture, enclencha la marche arrière et quitta le parking déserté.
Le soir, Léo plaça le tube de gouache rose sur l’oreiller. Il pensait à Rebecca, se demandait s’il allait la revoir un jour, s’il oserait la prochaine fois lui demander au moins son prénom. Il s’imaginait lui écrire une carte postale tous les jours qu’il signerait Bises et pas avec son prénom. Il lui raconterait des choses banales, il la ferait rêver aussi parce qu’il irait en Italie, à Milan, à Venise, il prendrait un ferry pour aller en Croatie. Il lui dirait qu’il aurait préféré faire ces voyages avec elle.
L’esprit de Léo ne se repose pas vraiment. Les questions, toujours les mêmes questions lui taraudent l’esprit. Il prend le tube de gouache dans sa main. La réponse à toutes ses questions s’endort dans le creux de sa main.
Un rayon de lumière lui zèbre le visage le lendemain matin. Léo se lève la tête encore pleine de rêves, il s’étire, va faire couler l’eau sur son corps pour le réveiller. Il s’habille sans vraiment y réfléchir, un jean, un T-shirt blanc, des baskets. Il croque dans une tartine et boit son café.
La matinée est fraîche, le printemps s’installe. Les odeurs l’emportent. Il ouvre sa boutique. Un client arrive, ou plutôt une cliente. Il entend : Je n’aurais pas oublié mes pinceaux la dernière fois ?

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2 réponses à Les pinceaux

  1. Aliette S dit :

    ah quelle bonne chute après tout ce suspens amoureux !

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