Thérapie

Cette nuit, je dors pour rattraper le sommeil qui me court après le jour. Je suis fatiguée toute la journée. Je me traîne toute la journée. Je lutte contre le sommeil. Je lui dis de revenir ce soir pour que je dorme bien la nuit. Ces insomnies, je voudrais les fuir, les laisser au bout du chemin. Vous croyez que c’est possible ? Vous m’écoutez, docteur ? Ah, l’enflure, il s’est endormi, lui ! Je me lève du divan presque confortable. Je m’approche sur la pointe des pieds. J’hésite. Je lui touche le bras en douceur pour le réveiller ou je lui jette un verre d’eau à la figure ? Quel goujat tout de même ! Au prix de la séance, il pourrait quand même faire l’effort d’être présent.
Bon, en fait, il est présent, c’est juste qu’il dort. Mon esprit panique : est-ce qu’il dort à chaque séance ? Est-ce que mon désarroi coïncide avec sa sieste ? Respire, respire profondément, ça va bien se passer. Je m’approche un peu plus. Je sens l’air chaud qui sort de son nez, il a le visage détendu, presque un sourire aux lèvres, sa ride du lion a disparu. Mes émotions sont mixtes : ça m’apaise de le voir ainsi et ça m’agace qu’il ne s’occupe pas de moi. Mon visage, en effet miroir contraire, commence à s’agiter : je fronce les sourcils, je pince mes lèvres et ma respiration s’apparente à celle d’un taureau sur le point d’attaquer le tissu rouge.
Je me redresse, m’éloigne un peu pour me recentrer. Je m’avance vers la cheminée. Je tends mes mains vers les flammes. Le feu crépite, il réchauffe la pièce, mes membres crispés. Je jette un œil distrait vers lui. Son cœur se réchauffe-t-il pendant son doux sommeil ?
Je déambule dans son cabinet. C’est bien la première fois que je peux, que je ne suis pas couchée sur son divan à voir les mêmes fissures au plafond.
Du bout de mon index, je frôle les livres de sa bibliothèque, je penche la tête à droite ou à gauche pour lire les titres. « Tu ne tueras point », une couverture noire, une typo jaune. Sûrement un polar. « L’ennui, la belle affaire ! », couverture gris clair, un peu perle même, typo entre le rouge et le rose. Un bouquin de psycho de bas étage.
Ma hanche se cogne à son bureau. Son agenda est grand ouvert. Mon cœur s’arrête. Ai-je le droit de vraiment regarder ? Je lève les yeux sans remonter le menton. C’est bon, il dort toujours. Je m’accommode un peu pour déchiffrer son écriture. Les premières secondes, ça fait le même effet que regarder à travers des verres embués. Je frotte mes yeux et je commence à comprendre. Pas de noms, pas de prénoms. Très bizarre comme agenda. 10h : la dame du 5ème avec ses chats. 11h : la tasse qui déborde. Rien entre 12h et 14h. Juste un trait en diagonale signifiant qu’il n’avait pas de rendez-vous. 14h : SIESTE en majuscules. Je n’en crois pas mes yeux. SIESTE en majuscules pour mon rendez-vous.
Je lui jette un regard noir et m’aventure vers mes rendez-vous précédents. SIESTE en majuscules. J’hallucine !
Au début de son agenda s’entassent des post-it et des chèques non encaissés. Je cherche les miens. Ils sont tous là, jamais encaissés depuis plus de six mois, depuis que j’ai commencé à le consulter. Je m’interroge un instant. Comment se fait-il que 1) je n’ai pas remarqué que les chèques n’étaient pas encaissés et 2) pourquoi ?
Comme il dort toujours, je n’aurais pas la réponse à ma question. Je décide, un peu coupable, de reprendre tous les chèques que je lui avais faits. Je les glisse dans mon sac à main.
Le feu dans la cheminée s’amenuise. Je ne trouve pas de bûches à remettre. Mon regard se pose sur un plaid rouge plié. Mon côté taureau s’est envolé depuis quelques minutes. Je m’approche et lui couvre les jambes et le ventre. Le plaid est trop court pour le couvrir entièrement. Je remarque qu’il a ôté ses chaussures pour sa sieste. Cela ne fait que confirmer tous les indices qui se sont révélés à moi aujourd’hui. Son passage dans les bras de Morphée n’a rien d’accidentel, il était bel et bien préparé, il avait bel et bien anticipé.
Il commence à ronfler, un léger sifflement. Je réfléchis. J’ai entendu dire qu’il fallait donner une petite claque pour arrêter le ronflement. Ça serait ma première gifle mais il faut bien une première fois. Je crains de le réveiller par cette méthode qui manque cruellement de douceur. Je pose ma main sur son épaule et lui souffle un chut. Il s’arrête.
Je me dirige vers son bureau, lui emprunte un stylo, une feuille et je me lance.
« Cher Docteur,
Quand vous vous réveillerez, je serai partie mais vous vous en rendrez vite compte. Enfin, j’espère qu’au moins vous remarquerez mon absence vu que ma présence ne l’a pas été ces six derniers mois.
Vous ne m’en voudrez sûrement pas non plus d’avoir récupéré les chèques que vous n’avez jamais encaissés. J’ai hésité à prendre aussi ceux des autres patients mais bon 1) ça ne me regarde pas et 2) il semblerait qu’il s’agisse uniquement des chèques d’hier et aujourd’hui.
Je m’égare. Vous en conviendrez, je ne pense pas revenir vous voir et je mettrai à profit le créneau que je vous avais réservé pour faire moi-même une sieste. C’est peut-être le message que vous vouliez me faire passer pour rattraper mon sommeil.
Pour éviter de finir ce petit mot sur de l’aigreur ou de la frustration, je voulais vous dire que vous avez un beau sommeil. Il paraît qu’il ne faut pas observer les gens dormir car on pourrait leur voler leurs rêves mais franchement, ces mœurs ne m’ont pas effleuré l’esprit lorsque je vous ai vu si paisiblement endormi.
Je vous souhaite une belle fin de journée et une belle vie. J’espère que vous avez fait de beaux rêves.
Maud et pas SIESTE en majuscules »
J’ai hésité sur ma ponctuation : un point d’exclamation montrerait que l’agacement n’est pas passé ; un smiley une intimité qui n’a pas lieu d’être. Des points de suspension. Ah oui, pas mal, comme ça il interprète comme il veut. Je laisse la porte ouverte à son imagination.
J’enfile mon manteau, mon foulard, je prends mon sac à main et je me dirige à pas de loup vers la sortie. J’ouvre la porte délicatement. Le loquet résonne un peu fort. C’est bon, ça ne l’a pas réveillé. Sur le palier, je me concentre pour ne pas claquer la porte. Je tire millimètre par millimètre. Clac. C’est bon, c’est fermé. Je soupire de soulagement. Sur la porte, sa plaque dorée indique Maxime LENAIN, spécialiste du sommeil. Tu m’étonnes, pensé-je, spécialiste du sommeil ! Sa méthode : regardez-moi dormir.
Je dévale l’escalier, presse le bouton « porte », tire l’énorme porte cochère et la laisse se fermer derrière moi sans l’amortir cette fois.
Le ciel est gris perle cet après-midi mais il ne pleut pas. Je me dis que ça serait bien de me promener dans les bois, pendant que le loup n’y est pas et si le loup y était. Mince, je ne me souviens pas de la suite, ça va encore m’empêcher de dormir tant que je n’aurai pas retrouvé la suite.
Je m’arrête un instant sur le trottoir gris pour savoir dans quel sens je dois aller pour rejoindre la verdure parisienne. Je me souviens de l’histoire de Jacques avec ses petits papiers pliés trouvés sur un trottoir. J’espère un court instant être sur le trottoir aux petits papiers pliés. Je ferme les yeux et j’imagine : je me baisse pour en prendre un : « ne pas oublier d’acheter des croquettes pour le chat ». Celui-là ne me plaît pas. C’est une obligation, un devoir, pas une possibilité de rêver. En plus, j’ai pas de chat.
Je respire profondément, je ferme les yeux et cette fois-ci, je pioche « peindre des figurines ». Ah c’est vrai que j’ai repris les cours de dessin mais je n’avais jamais songé à faire de la 3D. J’ai dessiné le visage de Jonas lors du dernier cours. Il ne ressemble pas au Jonas du modèle. Le mien est plus doux, plus beau, plus apaisé. Comme s’il avait l’éternité devant lui. Comme s’il avait fait une sieste cet après-midi. J’ai dû lui donner les traits de quelqu’un que je connais ou de quelqu’un que j’aimerais connaître. Quelqu’un avec qui j’aurais une conversation lors d’une promenade dans les bois.
Le vent se lève un peu et m’incite à mettre un pas devant l’autre. Je suis partie dans un sens, je ne sais même pas si je vais vers les bois. Je me laisse porter. Je traverse la rue hors les clous. Je suis parisienne ou je ne le suis pas. Je profite du rayon de soleil qui déchire le ciel gris. Je change de trajectoire. Je rêve les yeux ouverts. Je lève les yeux au ciel, vers le haut des immeubles.
Mon pas glisse, mon pas se presse, mon pas ralentit. Il suit un rythme que je ne dompte pas. Je traverse un pont. La Seine est haute et boueuse. Il a beaucoup plu ces derniers jours. Je m’arrête au milieu du pont et la regarde s’écouler. Je m’arrête sur les endroits où les courants sont plus rapides, les endroits où elle paraît immobile. Demain, la Seine sera à nouveau bleue et claire. Il faut juste lui laisser le temps d’évacuer.
Je marche d’un pas plus décidé. Je marche seule. Demain, je marcherai main dans la main. C’est la cartomancienne qui me l’a dit. Elle a parlé de désir. Moi, je voulais juste savoir si j’allais réussir à dormir. La cartomancienne a souri et a battu ses cartes. Je sais, m’a-t-elle dit, mais avant de dormir, il va falloir marcher, c’est mieux ainsi.
Madame, je lui avais dit, je passe ma vie à marcher, à courir même et mon sommeil ne me rattrape pas. Alors permettez-moi de douter de vos prophéties. Je comprends, a-t-elle dit puis elle a juste souri.
Perdue dans mes souvenirs de la semaine, je n’ai pas vu que le vert et les bois étaient devant mes yeux. Je me suis arrêtée un instant. J’ai inspiré la chlorophylle et j’en ai rempli mes poumons.
Tu sais, ma chérie, quand on se promène, quand on marche, on peut avoir une conversation très intime. C’est tout notre corps qui parle, qui se devine. On n’est pas en tête-à-tête, on est en corps-à-corps.
Je sais que c’est un début de conversation que je vais avoir d’ici peu en me promenant dans les bois main dans la main. Je sens que ce soir je vais bien dormir. Mes rêves et ma réalité vont se réconcilier. C’est moi qui vous le dis.

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.