Une nouvelle partition

Pour ses 60 ans, ses amis avaient voulu offrir à Maud un cadeau sur mesure, quelque chose de personnel, à défaut d’être original. Car, c’est bien connu, l’originalité ne paie pas forcément, alors que là, tous étaient sûrs d’avoir trouvé « la » bonne idée.
C’est Maxime qui avait repéré le site, en surfant sur Internet. Le nom avait aussitôt attiré son attention : « Une journée, trois envies », ça pique la curiosité ! Ça aurait pu aussi s’appeler : « Au lieu d’en parler tout le temps, fais-le », mais c’était moins vendeur. Pourtant, c’était bien cela, le principe : la personne choisissait trois activités dont elle disait souvent : « Il faut absolument que je m’y (re)mette ! », mais qu’elle reportait sans cesse. On a tous connu ça.
Maud aussi, qui procrastinait sans cesse, emportée par la course de la vie, les petites exigences du quotidien, ces journées toujours trop courtes. Le principe lui avait plu.
Au moment de choisir, elle était enthousiaste, bien qu’un peu perplexe.

« Alors, avait demandé Anne-Laure, l’œil brillant, qu’est-ce que tu vas faire ? Conduire une Lamborghini, façon James Bond ? Traverser Paris en hors-bord ? Faire un baptême de chute libre ? Un vol en montgolfière ? »
Sûrement pas. Maud n’aimait pas les sensations fortes. Ses plaisirs à elle étaient autres. Ses regrets aussi. Elle avait donc opté pour une « journée artistique ». Un cours de dessin, pour commencer. « Pour faire un portrait », avait-elle tenu à préciser. Un autre de piano, l’après-midi. « Vous précisez bien que j’en ai fait pendant huit ans, il y a longtemps, n’oubliez pas, c’est important. »
« Et pourquoi pas un dîner karaoké, pour clore ça en beauté ? avait proposé Julien. C’est un anniversaire, et pas n’importe lequel, il faut aussi que ça soit festif, non ? »
Maud avait validé, même si le karaoké, elle trouvait ça un peu ringard. Fredonner du Johnny Hallyday ou du Céline Dion, très peu pour elle. Mais après tout, pourquoi pas ? Un peu d’audace et de lâcher-prise, comme aurait dit son psy, ça ne peut pas faire de mal. D’autant que Maud ne se lâchait pas souvent… Elle adorait chanter, mais en secret, comme on écrit seul sans jamais oser lire sa prose aux autres. Et pour cause : à chaque fois qu’elle vocalisait sous la douche, Michel, son ex, ironisait : « Mon cœur, par pitié, arrête, c’est presque gênant ! » Pourtant, elle trouvait qu’elle avait une assez jolie voix…

*******

Et voilà, on y est ! Cette nuit, Maud a mal dormi. C’est comme ça depuis que Michel est parti. La moindre surprise, le moindre défi, le moindre écart à sa routine bien ordonnée, à sa solitude disciplinée, déclenchent des tempêtes intérieures, des angoisses disproportionnées, toutes sortes de doutes et de questionnements.
« Mais calme-toi donc », s’est-elle ordonné, furieuse de gâcher, par des appréhensions irrationnelles, les premières minutes d’une journée prometteuse, sa journée « cadeau », quelques heures de temps rattrapé, de création, de découverte…

En même temps, Maud a l’impression de sauter du grand plongeoir.

Comment s’apprête-t-on pour un moment pareil ? Et voilà, c’est reparti : une heure d’habillage, de déshabillage rageur, de tissu froissé, de cintres jetés, d’armoire chamboulée. Tout ça pour choisir l’habituelle carapace passe-partout : jean, petit haut blanc, veste en lin, mocassins…
Maud est prête, enfin. Elle sort et inspire profondément : on est en juin, l’air est tiède, une petite brise chahute quelques cumulus moutonneux dans le ciel azur, le vent lui chatouille la peau et taquine son Brushing impeccable. C’est une journée parfaite pour s’échapper, explorer de nouveaux horizons.
Le cours de dessin a bien commencé. Laure, la « coach artistique », est de ces gens qui vous mettent aussitôt à l’aise. Maud a senti son invisible armure se désagréger peu à peu, la laissant plus légère, presque frivole. Les explications techniques n’ont pas été trop longues ni rébarbatives et l’on est vite entré dans le vif du sujet.
Elle s’est prise au jeu avec une impatience de lycéenne. Le bruit du crayon déflorant la feuille vierge a des petits airs de madeleine de Proust, les fragrances de peinture, de bois et de solvants aussi. Ça fait si longtemps…
Mais de quelle couleur était la vie, à l’époque ?
Maud entend encore sa mère…
« Arrête donc de toujours dessiner comme ça, tu vas finir par t’abîmer les yeux et devoir porter des lunettes. C’est ça que tu veux ? T’enlaidir ? »
Mathilde. Pas le moment d’y penser. Chasser les pensées parasites. Ne garder que de bonnes ondes.

Un portrait, donc. Au moment de choisir le modèle, Laure a demandé à Maud si elle avait apporté des photos. Non, surtout pas ! Elle préfère l’effet de surprise, l’inconnu, un visage auquel, comme à l’adolescence, elle va inventer un corps, une vie, des chagrins, des amours, des secrets, des colères, en esquissant le froncement d’un sourcil, le bombé d’une lèvre, l’autorité d’un nez, le velouté d’une joue, l’ébauche d’un sourire, une ombre dans le regard…
Elle a finalement jeté son dévolu sur la photo d’un homme qui, d’emblée, s’est détaché de toutes les autres. Elle l’a trouvé séduisant, d’une beauté un peu trouble. Dans une autre vie, elle est sûre qu’elle aurait pu désirer cet homme-là. La petite trentaine, les cheveux d’un blond roux, les yeux gris, le menton volontaire. Elle a décidé de l’appeler Jonas. Déjà, il lui appartient. Rassurée et un peu excitée aussi, elle s’est mise au travail, avec le zèle des éternels bons élèves.
Très vite, les choses prennent forme. Les sensations reviennent si naturellement, elle n’a rien oublié.
Laure l’observe. Maud sent son regard attentif, sa présence discrète, elle perçoit ses hochements de tête approbateurs. Parfois, un commentaire fuse, un conseil, une suggestion…

A onze heures trente, Maud a terminé. Elle pousse un soupir satisfait et tend à Laure le portrait de Jonas. Celle-ci s’approche de la fenêtre et le contemple en pleine lumière.
« Pas mal du tout ! Pour quelqu’un qui n’a plus touché un pinceau depuis plus de quarante ans, vous vous débrouillez plutôt bien. Franchement, Maud, il faut continuer. N’attendez pas quarante ans pour reprendre vos crayons. N’est-ce pas ? »

Maud promet, avant de prendre congé, son portrait délicatement emballé sous le bras.

Hélène et Gilles l’attendent à l’Impondérable, pour déjeuner. Ils veulent tout savoir de sa matinée, comme si elle avait sauté à l’élastique ! Allez donc décrire un cours de dessin… Impossible de leur dire ses émotions, ces choses-là sont trop intimes. Et comment leur expliquer le fourmillement sensuel provoqué par une ébauche qui prend vie ? Elle préfère leur montrer Jonas et raconter en quelques mots son existence fantasmée… Ils la complimentent, un peu surpris et sûrement déçus qu’elle ne soit pas plus prolixe.

*******

Cette matinée légère et le succès du portrait ont dissipé les brouillards et ravivé la petite flamme de l’envie. Maud, rassérénée, sonne chez Alex, son « coach musical ».
Il est très beau, très brun, très grand, et lui tend une main très ferme. Aux antipodes du délicat Jonas de ce matin et avec quelques années en plus. Un peu intimidée par la débauche de superlatifs qu’a déclenchée l’apparition du pianiste, elle le suit jusqu’à un petit salon avec moulures et cheminée.
Après les politesses d’usage, il s’enquiert de son niveau.
« Ils ne vous l’ont pas dit ? J’ai fait huit ans de piano, jusqu’à mes 18 ans. Puis je suis partie étudier à Paris et j’ai dû tout… »
Alex la coupe et lui désigne le piano.
« Parfait. Installez-vous, que l’on voie ça. Vous savez lire une partition ? »
Quel abruti, elle vient de rappeler qu’elle avait huit ans de pratique, tout de même !
L’homme brun doit prendre son silence outré pour un oui et lui tend deux livrets : un Petit prélude de Bach et la Sérénade de Schubert.
« L’idéal pour une remise en jambes, si j’ose dire ! »
Il rit. Pas Maud. Celle-là, il doit la sortir à chaque fois…
Elle s’apprête à s’exécuter, pour ne pas faire de vagues, puis se reprend. Après tout, ce cours, c’est son cadeau d’anniversaire, c’est elle qui décide ! Pas de Bach ni de Schubert. Ça sera Chopin, point. Les Nocturnes, opus 62.

« Mais qu’est-ce que vous avez tous avec Chopin ? C’est le saint Graal du pianiste amateur ou quoi ? »

Quel mépris dans cette petite phrase ! Ce type est odieux, en fait. Et on appelle ça un « coach » ? Maud a envie de le remettre à sa place. Ou de s’en aller en claquant la porte. Ses mains tremblent à présent. Elle n’a même plus envie de jouer. Les larmes ne sont pas loin. Tout ça à cause de ce bellâtre suffisant.

Mais elle aussi a son ego. Alors elle ne bronche pas et attend. Alex hausse les épaules et va chercher la partition.
« Faites-moi quelques gammes en attendant… »
Cette fois, Maud obéit. Elle s’installe et regarde avec méfiance l’instrument rêvé un instant plus tôt. Et si elle n’y arrivait pas ? Et si elle était folle d’être venue ici ?
Et si Richard, son père, avait eu raison ?

« Tu ne comprends donc pas, ma chérie, que tous ces compliments que te fait ton professeur, c’est aussi parce que ta mère et moi payons ses cours à prix d’or ? Tu es bien naïve… Certes, tu te débrouilles, mais tout de même, un “don”, il y va fort ! »

C’est vrai, un don, quelle prétention. Pourtant, dès qu’elle frôle les touches, quelque chose se produit. Comme une magie. Une alchimie.
Alex s’est arrêté net, tandis qu’elle poursuit ses gammes. Puis il semble se reprendre, toussote un peu et pose la partition sur le pupitre, confus.
« OK, on arrête l’échauffement. Excusez-moi pour tout à l’heure, je suis un peu irritable, ce matin…
Odieux mais pas idiot, pense Maud. Au moins, il sait reconnaître ses erreurs. C’est déjà ça.
… Voilà. Chopin. Comme vous l’avez demandé.
Silence.
Allez-y, je vous écoute. »
Comme pour se faire pardonner et créer une ébauche de complicité, il s’assied sur le tabouret, tout près d’elle. Elle peut sentir les notes boisées de son après-rasage et son haleine mentholée, quand il lui parle. Ça lui procure un petit frisson assez agréable. Une palpitation dans le bas-ventre. Elle n’a pas goûté une telle proximité avec un homme depuis le départ de Michel.

Elle commence à jouer, doucement, précautionneusement au début, presque du bout des doigts. Et tout à coup, c’est l’explosion. L’éruption. Comme une lave salvatrice, un volcan éteint qui reprendrait vie : les notes coulent et s’emmêlent, tantôt voluptueuses, tantôt furieuses, successivement aériennes ou puissantes. Toujours impérieuses. Maud avait oublié cette ivresse, ce plaisir si fort, si enveloppant. Une possession.

Deux heures plus tard, elle prend congé d’un Alex déconfit, qui la couve d’un regard changé, où l’admiration se mélange à la confusion. Ils ont un peu parlé. Il lui a posé des questions, a semblé intéressé en apprenant ses activités notariales – elle s’est bien gardée de lui dire qu’elle prenait bientôt sa retraite. Justement, il doit « gérer une succession difficile ». Elle pourrait le conseiller ? Maud accepte, évidemment…
Il lui tend la main.
« Bien. Je serai heureux de vous revoir. Et promettez-moi de ne plus jamais abandonner la musique ! »
Tiens, comme Laure, tout à l’heure, avec le dessin !
Alex lui donne sa carte. Maud sourit, un peu troublée, range le petit carton dans son sac et salue le grand homme brun, presque reconnaissante. Son arrogance des débuts a été bénéfique, finalement ! C’est elle qui a ouvert les brèches, libéré ce flux trop longtemps contenu.

Dans la rue, Maud rumine. Elle pourrait se réjouir, goûter sa petite revanche, et surtout se féliciter d’avoir gardé, par-delà les années, cette aisance qui lui valait, dans sa jeunesse, les encouragements béats que dénonçait son père. Elle pourrait être heureuse et fière. Mais elle est assaillie d’émotions contraires. Oui, le piano et elle sont reliés par quelque chose qui défie le temps, quelque chose d’inexplicable, d’indicible. Maintenant elle le sait, elle en est sûre.
Et après ? Que va-t-elle faire de tout ça ?
Hier, elle a eu 60 ans. Elle ne sera jamais Khatia Buniatishvili.

*************

Il est 20 heures lorsqu’elle retrouve toute la petite bande au Maître Enchanteur, le restaurant karaoké. Maud a retrouvé un peu de son allant et son aptitude naturelle à la dissimulation fait le reste. L’ambiance chaleureuse du dîner et le champagne qui coule à flots achèvent de disperser l’amertume de la fin d’après-midi. Et balaient aussi certaines inhibitions…
Au moment de prendre le micro, encouragée par Maxime, Josiane, Elisabeth et tous les autres, elle se sent prête. La curiosité a repris le dessus. Alors, ça fait quoi de chanter devant un public, aussi modeste soit-il ? Impatiente et un brin émoustillée, elle commence à feuilleter le catalogue musical, où elle retrouve, comme elle le redoutait, les Mylène Farmer, Michel Sardou, Céline Dion et autres Abba… Mais il y a aussi tous les autres : Clara Luciani, Gainsbourg, Higelin, Freddy Mercury, Nirvana, les Cranberries…

Maud s’est lancée. Elle a fait le grand plongeon.
Elle chante comme elle n’aurait jamais imaginé le faire. Elle pense à Michel, ce salopard, et chante encore plus fort, encore plus haut. I can get noooooo, satisfaction… C’est fort, encore plus que tout à l’heure, avec Alex tout près et Chopin sous ses doigts. Quelle libération, c’est presque sexuel ! Elle se rappelle Leonardo Di Caprio dans Titanic. A ce moment-là, elle aussi est maîtresse du monde !

*************

Trois heures du matin. Maud tourne et se retourne dans son lit. Elle devrait être sereine, épuisée mais heureuse de sa journée, pourtant tout un tas de pensées refusent de la laisser en paix. Un vrai chaos dans sa tête. Les heures passées ont ébranlé bien des certitudes, bousculé bien des fondations.
Maud sait que l’on peut mourir d’aimer. Mais peut-on mourir d’être passé à côté de sa vie ?
Elle a des facilités. C’est comme ça. On le lui a tellement répété, à une époque ! Pas ses parents, bien sûr. Encore moins Michel, des années plus tard…
Pourtant, c’est un fait, les prédispositions de la jeunesse sont encore là et bien là. Maud se dit qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû, que l’art, la musique surtout, auraient dû nourrir sa vie. Au lieu de quoi, elle a écouté Mathilde et Richard. Fait son droit. Arrêté le piano. Le dessin, aussi. Car « l’art et les études ne font pas bon ménage. » A 25 ans, elle a rencontré Michel. S’est installée dans une vie trop sage, pas malheureuse, mais tellement tiède. Puis Michel est parti.

Est-il vraiment trop tard ?

Quatre heures du matin. Drôle d’heure pour descendre à la cave rechercher d’hypothétiques partitions ou des cartons à dessin grignotés par les rats. Trop tôt pour appeler Alex et lui demander… Quoi au juste ? Qu’il devienne son professeur de piano ? Qu’ils se retrouvent au cabinet pour parler succession ? Et si elle l’invitait plutôt à dîner ?
Trop tôt, trop tard… Qu’importe, il n’y a pas d’heure pour rêver. Maud s’enfonce dans la moiteur des oreillers. Elle ne sera jamais concertiste, ni rock star, ni même illustratrice. Et alors ? A 60 ans, elle n’a plus l’éternité devant elle pour s’accomplir. Il n’y a pas une seconde à perdre.
Exister tant qu’on est vivant.
Apaisée, elle se rendort, impatiente d’envoyer balader tous ses grands principes pour emprunter enfin ces nouveaux chemins qui seront désormais les siens.

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2 réponses à Une nouvelle partition

  1. Sylvie W dit :

    Une belle histoire que l’on aime à découvrir au fur et à mesure des lignes.

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