La démission

C’est venu insidieusement. C’était au printemps, je me souviens du magnolia en fleurs devant la fenêtre de mon bureau. J’avais 30 ans à peine, peut-être 29, je ne sais plus. C’était il y a si longtemps. Je me souviens de l’air doux, d’une douceur que rien n’annonçait. Autour, je veux dire le climat, l’autre climat, celui qu’on dit social, politique, économique n’avait rien de doux. Je ressentais sa brutalité comme si on me bousculait. Je sentais que j’étais à un fil de perdre pieds, au sens propre, de m’écrouler. La chantilly, même la chantilly, ne suffisait plus à me redonner le goût de vivre. Je me sentais déconnectée du monde qui était le mien. Seul le magnolia semblait m’apporter cet imperceptible sentiment de printemps quand il arrive.
Je me souviens d’avoir marché autour du bassin du Luxembourg, mon manteau ouvert, mon écharpe à la main. L’eau avait la délicatesse opaque et pastel de la pierre de lune. Il y avait dans mon portable les échos de l’inaudible appel des ruines de Kiev. Il y avait ma démission qui résonnait avec celle de toute la planète, il y avait des primevères jaunes alignées comme des soldats de première ligne. Il y avait l’ailleurs qui battait à mes tempes.
J’avais presque 30 ans, oui, et un changement de cap qui était déjà en gestation depuis longtemps sans doute se manifestait. Ça toquait à ma conscience. En rentrant chez moi un de ces soirs de mars 2022 j’ai cherché dans le premier tiroir de ma table de nuit mon passeport. Il était périmé depuis la veille. Compulsivement, je me suis alors mise à rêver de portes de châteaux qui s’ouvrent. Portes dérobées, portes cadenassées, ponts levis, toutes sortes de portes et chaque fois ces portes s’ouvraient sur de vastes pelouses. Il n’y avait pas de châteaux, juste des portes à franchir. Le matin, je me préparais pour partir travailler, sans plus penser à ces portes. Et puis, je ressentis un choc : prendre la porte, voilà ce que me disait mes rêves, toutes ces portes, seulement des portes. Oh, ce n’est pas la vie de château que j’ai eue une fois à la porte de mon boulot, non. Mon rêve récurrent ne m’avait pas menti.

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4 réponses à La démission

  1. Emmanuelle P dit :

    Je suis attentive à tout ce qui rapporte aux portes dans ton texte. Belle réflexion que celle que tu livres ici.

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