Lutte sans classe

Arthur avait ce midi là une peur bleue. Comme une petite boule ancrée en lui, l’angoisse du rejet était là, nichée au creux de ses reins. Il avait les nerfs en pelottes. Il s’apprêtait à déclarer sa flamme, à se jeter à l’eau après des années de scolarité à aimer Héloïse en secret. Ils avaient toujours été dans la même classe depuis la primaire mais sa grande timidité lui avait donné du fil à retordre dans ses interactions sociales. Trait de caractère complexe, l’introversion est souvent mal comprise, car souvent faussement interprétée comme de l’indifférence ou de la faiblesse. Malgré son profil d’enfant de paysans habitué à gambader dans les prés, tous les garçons de la classe avaient maintes fois réussi à lui couper l’herbe sous le pieds. Dons de billes, travaux en groupes, invitations à des goûters, bagarres de petits coquelets, ils ne manquaient jamais une occasion pour tenter de faire tomber Héloïse sous leur charme. Suivant le conseil de son vieux Pépé Fernand, Arthur voulait, lui aussi, tenter sa chance et prendre le taureau par les cornes pour que son coeur cesse de le faire tourner en bourrique. Il s’approcha d’elle au moment du retentissement de la sonnerie de la récréation et lui dit calmement et doucereusement: « Héloïse, il faut que je te parle. » Héloïse, étonnée, le regarda avec des yeux de merlant frit et lui répondit: « Me parler? Mais tu sais parler toi ? « . La conversation sentait le roussi mais Arthur, courageux reprit: « Oui, je sais parler. Je ne parle simplement pas pour ne rien dire. Et aujourd’hui je veux t’avouer quelque chose que je ressens depuis longtemps déjà. Voilà, Héloïse, je t’aime. Je suis amoureux de ton sourire, de ta voix à la chorale, de tes sauts de chat, de tes jupes bleues bien repassées, de tes cheveux blonds comme les blés, et de tellement d’autres choses encore… ». Héloïse en resta bouche bée. Elle ne savait quoi répondre à ce garçon étrange et mal peigné du fond de la classe qui ne lui inspirait pas grand chose de profond et lui dit: « Ecoute Arthur, c’est sympathique mais toi et moi n’avons pas élevé les cochons ensemble. Ca c’est le travail de tes parents quoi. Et les paysans, bah moi honnêtement, j’aime pas trop ça. Ca me fait bien marrrer dans « L’Amour est dans le pré » mais pas dans la vraie vie, tu vois ? « .  A l’écoute de ces propos, Arthur n’eut même pas la force de réagir. Son visage se figea, il demeura de marbre et pensa à son Pépé Fernand, si fier lorsqu’il l’emmenait se ballader sur son tracteur à travers champs. Alors qu’il s’éloignait d’elle, une larme se mit à couler lentement sur sa joue rougie, puis une autre, puis une autre encore, et enfin un torrent. Il avait été confronté pour la première fois au mépris de la lutte des classes sans classe en se faisant appeler Arthur pour la seconde fois de sa vie.

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