Roger Flashback

Derrière son rideau de douche
Roger s’apprête à ouvrir le bal
Il empoigne avec vivacité son tube de dentifrice
Fait couler un peu de pâte gluante rouge et blanche au fluor sur sa brosse à dent préférée et commence à lustrer ses canines.
Il se met à pousser la chansonnette
La mousse qui s’amasse sur ses gencives l’empêche de bien articuler
Il ressemble à un vieux chien baveux
Mais il trouve que cela lui confère une voix de crooner
« A la Nat King Cole, un peu »
Cela lui rappelle l’ombre musicale de son passé
Le Vieux Londres du Music Hall
Ses journées de jazzman à la New Orleans, et ailleurs…
Il commence enfin à se shampouiner
Mais ses trois poils sur le caillou
Lui rappellent combien de pavés dans la mare
Il a jeté en vain
Combien d’énergie et de mèches de cheveux dépensés
Tout ça pour sortir de l’anonymat !
Pour passer d’incomplet à artiste accompli
Bref, devenir une Star, devant un public transi…
Et tutti cuanti !
Roger sort de la salle de bain
Son cigarillo se consume doucement sur le bas côté depuis tout à l’heure
Et enfume progressivement sa petite chambre close
Il se revoit à Broadway, dans les bras de Mary
En tenu de Gala, du lundi au samedi
Il s’habille lentement, enfile sa combinaison blanche
Une jeune femme arrive, l’aide dans son entreprise
Elle est belle comme une rose, on dirait sa Mary
Elle lui dit alors, « Bonjour Monsieur, c’est l’heure ».
« Quelle heure ? », lui dit Roger. « Mon show va commencer. Le public s’impatiente…
Je ne peux pas le laisser ».
« Monsieur Flashback, c’est l’heure, du petit-déjeuner ».
« Je n’ai faim », dit Roger, « que de célébrité ».
Il s’assoit sur son lit, met ses chaussons et s’arrête tout à coup en rêvassant.
Roger regarde par la petite lucarne,
Des pétales de cerisiers mauves flotter au loin et retomber sur le sol
Comme des petites gommettes,
Comme les bribes de sa mémoire envolée.
Patiemment, l’infirmière attend.
Trois minutes plus tard, Roger se retourne finalement vers elle et,
Transpercé par un éclair de lucidité,
Il se racle la gorge en lui murmurant tout bas :
« Madame, j’ai bien peur de n’avoir jamais existé ».

 

 

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