Dans la surface bombée de la cuillère, mon visage prend toute la place. Quelqu’un cogne mon pied sous la table, je sursaute.
Où en étais-je ? Le champagne m’est monté à la tête et déjà je ne suis plus rien. Mon interlocutrice s’est détournée depuis longtemps et à l’autre bout de la table, Thibaud raconte une blague tonitruante. A l’autre bout, une douzième place, restée vide – pour qui ? Mon cerveau engourdi peine à recoller les morceaux. Les gros rires s’étendent à travers toute la tablée lorsque je croise le regard hagard de Camille, presque aussi perdu que moi. Un sourire monte sur ses lèvres et je sais que le même souvenir nous revient.
Au dernier dîner, nous nous étions fait la malle, soûlé.e.s de Negroni et de nous faire sans cesse couper la parole. Nous étions sorti.e.s de l’appartement en douce et avions pris la trappe d’accès au toit – où était-ce un rêve ?
Le ciel était immense et soudain, le monde nous appartenait. Là, posé.e.s sous les étoiles, nous pouvions enfin laisser le silence saisir l’espace. Je ne sais même plus si nous avions discuté. Avons-nous dit quoi que ce soit ?
J’entends prononcer mon nom, je me retourne : je suis un élément du décor d’une nouvelle histoire de Thibaud. Je soupire bruyamment. Camille glousse. Soudain, des regards se braquent vers nous. Ma tête tourne un peu face à ces pairs d’yeux incrédules qui me fixent. Je flanche et glousse à mon tour. Qu’est-ce qu’iels ont tou.te.s ? Ai-je raté quelque chose ? On dirait des hiboux géants, des suricates. In extremis, me rattraper au regard de Camille, et puis plonger. Plonger dans un fou rire, un rire ivre, un rire de hyènes, un rire incontrôlable, qui gonfle, gonfle, renverse les couverts puis les chaises, frappe les murs et pousse les cloisons, se réverbère, s’accroche au plafonnier, fait péter les miroirs. Je ne vois ni n’entends plus rien, sauf : ma voisine de table, qui éclate de rire elle aussi.
Ma soirée commence.