Quand les feux de l’été montent jusqu’aux étoiles.

A dix ans déjà, Jaco savait ce que l’absence fait au corps.

Lorsqu’il était bébé, son frère aîné, qui n’en faisait qu’à sa tête et qu’on n’arrivait pas à tenir, avait été envoyé en pension, loin de la maison. Sa peau se souvenait du manque, de l’absence des bras de Jean, de sa gentillesse, de son regard doré, de sa voix qui se faisait grave quand il chantait Au petit pas militaire en faisant sauter Jaco sur ses genoux, du petit bruit chaud, glissant et velouté des chaussons que Jean enfilait dans le matin tout noir en se levant pour aller à l’école tandis que Jaco l’écoutait, les yeux ouverts, dans son petit lit d’enfant, confiant, heureux de le sentir près de lui.

Alors quand il lui avait fallu, plus tard, dans la tranquillité revenue de sa vie d’enfant, quitter son pays, sa maison, ses copains, son école, il n’avait élevé aucune protestation. Les yeux rougis de sa mère, la nervosité agacée de son père ne l’incitaient pas, du haut de ses dix ans, à poser des questions ni à se plaindre. L’année scolaire se terminait, Tante Renée, qui ne vivait pas très loin de l’aéroport où l’avion le déposerait, sa petite pancarte verte attachée autour du cou, l’accueillerait chez elle. Il y retrouverait Choupette et Daisy, ses cousines, leur chien, le chat et les deux tortues.

Loin d’ici, papa criait, maman pleurait, maman criait, papa s’emportait, pestait, envoyait tout valser. Les placards se vidaient, les malles ouvertes se remplissaient, les poubelles réclamaient leur dû.

L’été fila, la queue basse, laissant un grand trou vacant que l’automne hésitant finit par occuper.

Jaco quitta les filles et tante Renée et fit la connaissance de son nouveau chez lui. Dans une ville inconnue, près d’une école inconnue et loin de son pays d’enfance, il vivrait désormais avec sa mère, triste et combattive, dans un petit deux pièces. Un océan le séparait de son père, un autre de son frère Jean. Soucieuse de son bien-être, sa mère, dépliant chaque soir pour elle un lit dans la salle commune, lui avait laissé l’unique chambre du logement. Quand elle la lui fit découvrir, elle ouvrit la porte avec une joyeuse emphase, un peu forcée, traquant la réaction de Jaco sur son visage, tandis que se dévoilaient la pièce proprement meublée, les rideaux tirés à motifs de voitures, le plafonnier en forme de lampion chinois. Des boites de couleurs et quelques livres cédés par les cousines, et sur le lit un pyjama brodé à son prénom. Il fit le tour de la chambre, explora la commode, le placard, encore peu remplis.

Sa mère poussa vers lui un meccano tout neuf. Il l’embrassa en s’exclamant. Souriante, elle ébouriffa sa tignasse, soulagée : dans ce déménagement contraint qui ressemblait à une fuite, arrachée malgré elle à sa vie d’avant, vidant, triant et encartonnant un foyer qu’elle n’avait pas envie de quitter, elle avait laissé s’échapper dans la gueule ouverte des poubelles les jouets de Jaco et de Jean, leurs souvenirs et leurs machins accumulés sur les petites étagères de leur chambre, dans les poches de leurs anoraks, dans le fond de leur grand tiroir fourre-tout, petits objets de rien glanés en gage d’amitié, gagnés pendant des parties de jeu, longtemps désirés, obtenus, oubliés, retrouvés, témoins du temps qui leur passait, comme un ruisseau que les années enflaient, bougie après bougie.

Sa mère préparait le repas. Jaco posa les pièces de meccano et chercha encore, en vain.

Sa souris en bois ? Sa collection d’images ? Son auto noire avec la bande rouge sur le côté ? Son carnet vert à reliure noire avec sa liste de blagues, ses deux livres de prix ? Il tentait de se rappeler le toucher, la couleur, l’odeur si particulière de son magazine préféré, un Mickey en anglais reçu pour ses 9 ans. Un objet oublié lui apparut : un lutin de la taille de la main, son bonnet rouge sans forme à force d’avoir été mâchonné ; il l’approcha de sa bouche, le mordit, cherchant le goût du caoutchouc ; puis une bille verte hachurée ; il refit le chemin de l’école, le bord du trottoir où il l’avait trouvée, cachée parmi les feuilles mortes, dont il respirait soudain le parfum enivrant, et le vent se levait, chassait les nuages dans le ciel immense, l’emportait, le faisait tournoyer, joyeusement, goulûment ; il fit tourner la bille verte, la fit scintiller dans le soleil factice que formait la lampe de la chambre.

Mais, comme l’empereur de la fable, il était nu sous le manteau de sa mémoire. Une masse pesait en lui, comme un orage prêt à éclater, nourri de souvenirs, de lourds objets, doux et inatteignables.

A côté, sa mère fredonnait. Elle l’appela à table.

Il la vit souriante, presque heureuse.

Il ne dit rien. Il se fit une raison, éleva autour de tant d’oubli un mur, comme une gangue épaisse.

Puis Jaco grandit, il vieillit, conduisant son chemin par tours et par détours.

Aujourd’hui, assis devant la cheminée, il jette méthodiquement au feu une vie d’archives constituées tout au long de sa vie, journaux intimes par paquets de dizaines ; correspondances innombrables, annotées, les enveloppes avec la mention « répondu » et la date à côté, près du vieux timbre qui voudrait bien se décoller, se refaire une vie avant de passer au feu, rejoindre une collection, une vraie, mais en vain ; journaux, livres, dossiers couvrant des pans entiers de murs ; classeurs de fiches sur tous sujets, rangées par ordre alphabétique dans des boites à chaussures en si grand nombre qu’on se dit, voilà un homme qui a fait au moins trois fois le tour du monde à pied ; toute cette accumulation pour ne pas risquer d’oublier. Pendant sa longue vie, elle l’avait protégé du froid glacé et imparable qui s’échappait de la gangue fendillée où il avait cru contenir le manque, la peine et la blessure.

Quand la gangue se brisa complètement, avec un craquement sec de bois mort, les flammes firent dans la pièce de grands reflets blanc et dorés comme sur la montagne la nuit, quand les feux de l’été montent jusqu’aux étoiles.

Oublier. Ne plus se souvenir. Casser la gangue une fois pour toutes. Se libérer du poids et ne pas le transmettre. Entrer allégé dans sa mort prochaine.

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3 réponses à Quand les feux de l’été montent jusqu’aux étoiles.

  1. Catherine Z dit :

    C’est un texte superbe ! Très évocateur de l’exil, de la séparation, des erreurs commises par les adultes…Quelle accumulation de sovenirs précis qui rendent rééls l’histoire de Jaco.
    Merci !

  2. Sylvie W dit :

    Quel pouvoir évocatif ton texte! Tous ces riens accumulés sans révolte qui forment des océans de peines…

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