Une mercerie à Odessa

C’est une petite boutique jaune, dans une rue passante d’Odessa. Une boutique un peu vieillotte qui sentait l’encens et la cannelle. On s’y retrouvait pour acheter de la laine, choisir des fils multicolores et boire un thé tout en bavardant avec Alona, la jeune mercière. Elle la tenait de sa grand- mère qui l’avait installée et décorée à la fin de l’aire soviétique quand l’Ukraine avait des ailes et dégustait avec ferveur sa liberté toute neuve. coincée entre deux buildings sortis de terre en quelque mois, elle avait réussi à garder sa modeste place. Aucun entrepreneur n’avait osé la détruire. On y parlait Russe, Ukrainien, Arménien, Yiddish mais on y parlait surtout la langue duveteuse des pelotes de mohair, l’alphabet plus rêche des quatre fils et des mérinos. On y choisissait, en hésitant longuement toutes sortes de boutons posés sur un petit plateau de laque noire en les  Triant  d’un index habile puis enfin on se décidait. Des hommes y venaient aussi parfois qui revendiquaient leur part de féminité et tricotaient avec enthousiasme.

« non » me dit Alona, « ne crois pas que l’Ukraine était seulement un pays merveilleux, nous avions notre part d’antisémites et de nationalistes virulents, mais dans ma mercerie on encourageait l’harmonie, on y aimait la bruissante légèreté d’une vie tranquille »

Dans sa valise Alona a emporté une broderie réalisée par son arrière grand- mère, soigneusement encadrée de bois clair , un dé à coudre en argent- Baba avait les doigts si fins- et quelques écharpes…se protéger la gorge, se protéger des tirs de mitraillettes, se protéger de la barbarie. C’est une petite boutique jaune, incrustée tout en détails dans la mémoire d’Alona. On y entend des conversations animées autour du travail manuel, autour des sujets d’actualité aussi. On y redoute déjà la guerre mais on choisit de ne pas y penser, pas maintenant, pas aujourd’hui.

Alona ,allongée immobile dans cette chambre qui fut celle de mon fils il y a quelques années, Alona se dit qu’une mémoire volatile serait son seul confort mais comment oublier, comment abandonner au temps dévoreur de souvenirs une si jolie petite boutique ? Se souvenir fait mal et oublier remplit d’effroi. Comment vivre, se demande Alona.

 

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Une réponse à Une mercerie à Odessa

  1. Sylvie W dit :

    j’aime cette langue des souvenirs, des pelotes de mohair et autre bruissante légèreté d’une vie tranquille.
    Monique, tu as l’art d’associer des mots qui forment des images fortes toutes en douceur!
    Bravo. Sylvie

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