Footu

Onze types en blanc défient onze gars en bleu sur un terrain vert .

Au centre de l’aire de jeu, un mec en noir tient un ballon multicolore.

Le temps réglementaire est terminé ; le man in black siffle la fin de la récré.

– Capitaines ! Aux rapports ! Qui va tirer les pénalités ?

– Les quoi ? demande Youssouf.

– Laisse, il a bouffé de la circulaire de réduction des anglicismes dans la perspective de la défense et préservation de la francophonie, répond Abdel.

– Yep, surenchérit Pascal, la francophonie est une espèce en voie de disparition.

Pendant que les 3 joueurs rigolent, leur capitaine les fusille d’un regard noir.

– Dites donc, les intellos, c’est qui qui s’met aux pénos ?

Les 3 gaillards baissent la tête tout penauds.

– Julien, Pierre, Ahcène, Youssouf, Tommy, Yvan, Luka…

– Sérieux ? Pascal, t’es con ou quoi ? coupe Yvan, le capitaine. Je t’ai interrompu, t’allais citer l’équipe au complet, goal compris. On a 5 tirs à faire. 5 joueurs. Allez, t’en meurs d’envie, tu marqueras en premier.

– Marquer ? Qu’est-ce que t’en sais ? Eh puis tu pourrais me remercier, je t’ai fait gagner un temps fou en te donnant la liste des tireurs potentiels.

– Oh ! On est là pour gagner le match, ou quoi ? Parlons peu, parlons pour bien dire ; alors, Pascal, tireur 1, Youssouf, numéro 2, Julien, numéro 3, Pierre, numéro 4 et… quelqu’un a vu Tommy ?

– Il a dû se perdre dans le labyrinthe des couloirs du vestiaire, émet Abdel. Il est rentré récupérer son gri-gri.

– Ah ouais ? C’est quoi ? interroge Julien.

– Un ours en peluche.

Pendant que les joueurs re-baissent la tête, leur capitaine les observe d’un œil de plus en plus noir.

– Non mais quelle bande de bras cassés ! On a fini les prolo, on va tirer pour une place en finale, et mon goal se barre pour aller chercher son doudou ?!!! Vous voyez les gars, heureusement que le coach s’est fait sortir du stade parce qu’il est un peu trop sanguin, parce que là, il vous aurait fait la misère. Si, si, la misère !

Le speaker annonce en quatre langues que le french goal Tommy is attendu par sa Manschaft et qu’il est prié de se bouger les fesses pour un come-back sur le ground.

Un grand échalas en rose et jaune (les goals ont une tenue qui se voit de loin) sprinte à la vitesse de… la sienne quoi, et prend place dans les cages. Un dernier bisou au nounours, déposé au fond des filets, et le garçon d’1m92 se plie sur ses jambes écartées, étend ses bras et fait la grimace au premier tireur en blanc.

– M’sieur, dit le joueur impressionné, il a le droit de faire des mimiques comme ça ?

L’arbitre d’un pas décidé se dirige vers Tommy, et fait l’essuie-glace avec son index droit. Cela veut-dire « Non, non, non, on ne fait pas le sauvageon pour déconcentrer l’adversaire ».

Le calme revient sur le terrain.

Un coup de sifflet. L’homme en blanc s’élance, et plante son pied dans l’herbe. Une motte de terre couvre la chaussure à crampons.

Derrière son écran de télévision, le jardinier du stade s’effondre en larmes :

– Nooooooooon ! Il massacre ma surface de réparation !

L’équipe en bleu exulte. L’adversaire n’a pas débloqué son compteur.

Pascal, premier tireur de l’équipe bleue, pose le ballon sur le point de pénalty, regarde le goal adverse, se retourne vers ses coéquipiers. Un dernier demi-tour, une course d’élan, la tête qui tourne vers la gauche pour tromper le goal qui plonge sur sa droite, et Pascal envoie tranquillement le ballon sur la droite, à la gauche du goal.

Les blancs se mettent les mains sur la tête. Les bleus sont ravis, se sautent dessus. Une fois l’enchevêtrement démêlé, il est temps de continuer l’épreuve des tirs aux buts.

Tétanisé par l’enjeu, le deuxième joueur blanc tire dans les étoiles. Le coach blanc blêmit sur le bord du terrain.

Les bleus marquent leur deuxième but et s’entassent de joie.

Le troisième joueur blanc voit son péno détourné par Tommy qui s’est détendu.

Tommy devient le héros du match, sous l’œil rieur de son nounours. Ses coéquipiers lui tombent dessus pour former un amas de corps excités par le plaisir de la victoire. Les blancs ne pourront jamais revenir au score.

4 joueurs font la gueule. 4 joueurs qui auraient aimé taper dans le ballon, tenter de battre un gardien. 4 joueurs qui auraient aimé passer à la télé, en mondovision. Devenir des vedettes éphémères.

L’homme en noir siffle les 3 coups de la fin de la partie. Tout le monde s’en va. Les lumières s’éteindront. L’obscurité reprendra ses droits.

Sur son canapé devant son écran géant, le jardinier demeure immobile.

– Eh bien mon lapin, qu’est-ce qui ne va pas ?

– Oh… 22 abrutis qui marchent, parfois se vautrent sur mon jardin, et un qui a bêché avec son pied… Il y a des baffes qui se perdent.

– Enfin mon Riri, quoi qu’il en soit, il y a eu de belles enjambées, non ? Je le concède, dans cette forêt de membres inférieurs, il y en a un qui a abîmé ton territoire. C’est vilain. Tu veux un câlin ?

– Écoute Gigi, on ne va pas en faire tout un plat. Je crois que je vais accepter l’offre d’entretenir le golf de l’Émir. Au moins, je suis sûr que personne ne massacrera mon chef d’œuvre.

– Mais mon Riri, sur un parcours de golf, il y a 18 trous. Vas-tu en supporter la vue ?

– Ne t’inquiète pas ma souris, ces « accidents » de parcours sont tout à fait volontaires.

– Alors ça va, je suis rassurée.

*

***

*

Daniel B. se tourne et retourne dans son lit king size.

Le sommeil ne vient pas. Le match est terminé depuis 3 heures, il a quitté seul le stade où son équipe a été défaite par 11 hommes en bleu.

Il tend la main vers la table de chevet, incline l’écran du portable ; 2h27.

Perdu dans les abîmes de ses incertitudes, il hésite à composer le numéro de sa femme Jeanne. Il sait que le président de la fédération va s’appuyer sur les déceptions des commentateurs sportifs pour arbitrer. Daniel se sent sur un siège éjectable. C’est fréquent dans sa fonction. Quand l’équipe gagne, le coach est un génie. Si l’équipe perd, le coach est un gêneur, une entrave, un boulet, un type incapable de faire bien jouer ensemble 11 individualités.

Quelques sonneries, Jeanne décroche. La voix est embrumée.

– Daniel ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es déjà à l’aéroport ?

– Pardon, tu dormais ? Non, je suis encore sur place. Je ne sais pas si demain je perdrai les clés du camion. Que je reste aux commandes ou pas, la terre tournera encore. Dans ma tête, cela ne tourne pas très rond. Et toi, quoi de neuf ?

– Eh bien, j’ai bossé ce week-end. Lundi, repos ! Je ferai le ménage le matin. La météo annonce du soleil. Je sortirai avec le chien et nous irons là où bon nous semble. Mais si tu n’es plus sélectionneur, les promenades à la campagne seront à nous. Tiens, j’ai une idée ! Je t’emmènerai avec moi chez le coiffeur. On va demander des couleurs, tu veux bien ? Je m’occuperai de toi, mon amour. Je prendrai ta main et je ne la lâcherai pas. Jeanne bâille. Je vais terminer ma nuit. On se verra demain matin, en visio.

C'est un peu par hasard que j'ai découvert le plaisir d'imaginer des histoires. D-Ecrire des vies. Et j'ai trouvé avec Cécile et Philippe, et tous les participants, de quoi cultiver l'enchantement. Merci à tous.

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2 réponses à Footu

  1. Aliette S dit :

    Merci Emmanuelle pour ce texte drôle et inventif, j’ai adoré voir les émotions du jardinier, je n’y avais pas pensé !, et plein de tendresse.
    Merci !
    Aliette

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