Les pieds dans l’eau

Un soleil d’hiver tout au fond de ma mémoire me rappelle ta voix. Certains d’entre nous en ont des inflexions, telle une réminiscence lointaine de ta présence auprès de nous.
Toi pépé, les pieds dans l’eau de la rivière quel que soit le temps et la température, tu disais que cela te faisait du bien et que grâce à ces bains quasi quotidiens, tu sentais que tu tenais la vieillesse à distance et que le jour où elle t’empêcherait de sacrifier à ce rituel, tu saurais que le temps deviendrait compté.
Quand par un froid soleil d’hiver, tes pas n’ont pas réussi à te porter jusqu’à la petite plage où tu avais tes habitudes, tu as compris que cet hiver serait probablement le dernier.
Tu nous l’as aussitôt fait savoir, avec cet humour qui te caractérisait, en nous demandant de nous réjouir, car nous allions sans doute bientôt hériter.
Mais en attendant, tu ne manquais pas de nous dire aussi, que les pieds dans l’eau ou pas, tu aimais toujours autant la vie et que désormais, c’est de ton fauteuil préféré que tu écouterais pour le reste de tes jours, le chant des oiseaux.
Ce fauteuil derrière la grande fenêtre qui donnait sur la vallée dont la vue te réjouissait et t’apaisait.
Tu nous écrivais pour nous décrire les animaux que tu avais pu voir passer dans tes patientes observations et la chance que tu avais de vivre dans cette région chère à ton cœur, entre deux diatribes contre les religieux de tout poils qui salissaient ce monde et les hommes. Tu es mort peu de temps avant la tuerie de Charlie et j’ai toujours pensé que c’était une chance, car je crois que tu ne l’aurais pas supporté.

Tu n’as pas de tombe parce que tu as voulu faire don de ton corps à la science et que tu avais refusé avec véhémence de ton vivant (et tu avais pris soin de l’exprimer aussi par écrit) que nous organisions la moindre cérémonie lors de ton décès. Ce n’était, nous disais tu, ni un au revoir, ni un adieu, c’était fini et c’était tout.
Après ta mort, nous avons planté un arbre sur la place du village où tu habitais, avec l’accord de la commune qui a même fait un petit panneau à ta mémoire de centenaire. De temps en temps, nous passons le voir, il grandit doucement et le savoir présent nous réconforte.
Tu nous a interdit de pleurer mais tu nous as demandé de nous réjouir que cela ait été. Bon, on a quand même pleuré un peu, mais quand on est triste et désemparé, on pense à toi et à ton élégance, et on repart se mettre les pieds dans l’eau.

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