Un mardi

Alice court vers une femme inconnue. Ses talons frappent le béton à un rythme régulier. Elle l’a presque rattrapée. Elle lui tape sur l’épaule, se penche en deux pour récupérer son souffle. L’inconnue retire les écouteurs de ses oreilles, se retourne surprise et ahurie. Elle ne voit pas le visage d’Alice rougi par sa course effrénée.
L’inconnue s’apprête à repartir en haussant les épaules quand elle entend dans un souffle : « Attends, attends ».
– On se connaît ? demande l’inconnue.
Alice porte la main à son cœur, elle court depuis un moment après elle. Elle l’avait appelée mais elle ne s’était pas retournée alors elle s’était mise à courir comme une dératée. Juste avant de prendre la parole, elle souffle un bon coup puis lance :
– Oui, oui, on se connaît, enfin je crois. Caroline, non ?
Caroline reste bouche bée.
– En fait, tu ressembles à Caroline. Une copine à moi, d’avant, d’il y a bien longtemps. Je suis quasi-sûre que c’est toi. Tu ne me remets pas ?
Caroline fixe Alice quelques instants, elle n’est pas certaine.
– Alice ! Alice ?
– Ben, je sais pas, j’en connais pas qu’une d’Alice.
– Alice Leremouleur.
– …
– De l’école primaire Lavoisier. On était en CPA toutes les deux.
– C’était il y a tellement longtemps, mais toujours pas, désolée.
– T’es bien la Caroline qui a pleuré au centre de sa bouée pendant les cours de piscine?…Tu disais que tu ne savais pas nager, que l’eau était froide, tu ne faisais que pleurer et tout le monde se moquait de toi, sauf moi.
Caroline se souvient vaguement de cet épisode.
– Bon, c’est vrai, c’est peut-être pas un truc dont tu as envie de te souvenir. Alors peut-être de la fois, à l’été 1974, quand on est allées toutes les deux seules à la gare. On s’était fait un pari, un cap ou pas cap d’aller prendre le train sans billet et de s’arrêter au milieu de nulle part pour manger une glace à l’italienne.
Toujours pas ?
Et la fois où à 4h du mat le 6 avril 1979, le videur de la boîte nous a foutues dehors parce qu’on était mineures. On l’avait bien eu pendant une bonne partie de la nuit. Je crois que ce sont mes parents qui ont alerté la boîte.
Franchement Caroline, vraiment tu ne me remets pas ? T’as du sable dans les écoutilles et ça a bouché ta mémoire aussi ?
Caroline a les larmes qui lui montent aux yeux mais sourit tendrement.
– Caro, et la fois où on s’est incrustées quand Gégé et Flo sont passés devant le maire ? Tu sais, on a gagné notre pari, ils ont divorcé, c’était plié d’avance.
– Ecoutez Madame.
– Alice, je m’appelle Alice, Caro. Je sais que c’est toi, tu as le même regard, le même sourire, la même façon de te tenir.
Caroline observe sa main, elle tremble. Elle aimerait se souvenir, elle ouvre la bouche pour tenter quelque chose, une excuse.
– Je suis désolée, je ne me souviens plus de rien, j’ai eu un accident et tout s’est effacé.

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2 réponses à Un mardi

  1. Delphine U. dit :

    La chute est terrible! Et tellement bien amenée. Souvenir par souvenir, on se dit « mais c’est pas possible, comment ne peut-elle pas s’en souvenir ? ». ça fait aussi toute la petite histoire d’une amitié en quelques phrases… Merci pour ce texte !

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