A la limite

Une explosion déchire la fin de la nuit. Une poussière rouge envahit le ciel. Sur ton visage, un sourire. Le long de ma nuque, la transpiration lourde de peur.

– Qu’est-ce que c’est ? Ils ont attaqué ?

– Non, c’est le local de l’artificier qui a dû péter.

– Arrête ! Ce n’est pas drôle, dis-je en tremblant. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On s’en va ?

Tu te tournes, me saisis par les épaules, me fixes droit dans les yeux. Le sourire qui persiste sur tes lèvres m’agace. Je suis terrifiée, et toi tu es trop serein. Te moques-tu de moi ? Parle ! Nom d’un chien ! Ne me laisse pas cramer d’angoisse !

– écoute, on va se brancher sur les infos. S’il y a un problème, la police va passer, on entendra les sirènes…

Tu te tais. Je me mets à son der le silence. Il me semble inchangé. Je te regarde à nouveau. Tu ne me quittes pas des yeux, comme si tu étais à l’affût d’un de mes « coups de calgon », comme tu dis.

Je perçois que tes oreilles guettent des bruits, un danger. Les secondes, longues, s’égrènent dans ma tête. Tu lèves un sourcil, hoches la tête.

– Tu vois, il ne se passe rien.

– C’est ça, tu sous-entends que je suis dingue, que j’exagère pour un rien. Tu te fous de moi, avec tes airs grandiloquents !

Tu ne dis rien. Tu encaisses. Tu es patient.

Tu me serres les mains ; c’est ta technique pour me faire redescendre, pour apaiser le volcan qui parfois menace de se révolter.

– Je vais sur place. Mon chef me réquisitionne.

– Je viens avec toi ! Et je me précipite sur ma veste accrochée à la patère derrière la porte.

– Si tu veux, mais je pense qu’il y aura un périmètre de sécurité.

– Un… quoi ? Et tu oses prétendre qu’il ne se passe rien ? La colère monte depuis mes pieds, agite mon sang qui frappe mes tempes. Eric ! Tu me fais ch…

Tu barres mes lèvres d’un index.

– Ta, ta, ta, ta… Je n’aime pas quand tu dis des grossièretés. Allez, on y va.

*

* *

Tes collègues sont arrivés en nombre. La rubalise délimite un périmètre inviolable. Une odeur de fumée hante l’atmosphère. Cela sent vaguement le pétard du 14 juillet. L’hypothèse d’un incident chez l’artificier semble plausible.

Tu rejoins tes camarades, discutes avec eux. Tu te tournes vers moi, me désignes d’un coup de menton ; qu’est-ce que tu fabriques ?

Tu reviens : – C’est bon, il y avait des munitions entreposées ; une allumette, et boom ! Ça a sauté !

Loin d’exciter ma curiosité, cette information m’atomise. Je ne sais plus ce qu’il se passe dans ma tête. Hiroshima.

Mon regard devient morne. Tu poses une main sur mon épaule.

– Éva ! Je plaisante ! Il n’y a pas de munitions ! Tu vois le type là-bas ? C’est un réalisateur. Il a repéré le quartier pour un tournage. Et nous, on sécurise.

– Ah ! Et l’explosion, ça fait partie du scénario ? Je me demande si je peux te croire.

– La… quoi ?

– Enfin, Éric, la poussière rouge, ce matin, tu ne te rappelles pas ?

– De quoi me parles-tu ? Ce matin j’étais en patrouille. Je suis rentré, j’avais une chanson dans la tête… tu sais, le gars qui répète « Où se cache le bonheur ? » un truc comme ça… C’est saoulant ! Je t’ai proposé d’aller saluer mes potes. Et c’est pour ça qu’on est là.

Je suis anéantie. Qui dit vrai ? Suis-je capable d’inventer des pans entiers de ma vie ?

*

* *

Quand j’ai commencé à faire des attaques de panique, Éric a cherché des adresses. Il est tombé sur le docteur G. On est allé le voir tous les deux. Le médecin l’a écouté, puis il m’a laissée m’exprimer. Je crois même qu’il grimaçait par moment. Il a proposé un traitement. J’avais la sensation d’être un zombie. Alors il a baissé les doses. Et quand Éric a été envoyé en mission, j’ai pété un câble. Le docteur a augmenté la posologie. Non seulement je n’allais pas plus vite qu’une limace, mais en plus je ne voyais plus rien.

Le toubib était perplexe. Je crois qu’il se méfiait de moi. Il m’a hospitalisée une semaine pour réévaluer le traitement. Je dormais moyen, j’avais peur du noir, Éric me manquait. Sa mission étant secrète, je ne devais rien savoir. Et si, en réalité, il me trompait avec sa maîtresse ? La fatigue aidant, je devenais agressive.

G. a tâtonné ; je me suis globalement stabilisée.

*

* *

Dans la salle de projection, alors que les lettres FIN s’inscrivent à l’écran, les jeunes étudiants en médecine s’étirent. L’obscurité de la pièce à 14h, après le déjeuner, a accentué leur torpeur.

Les papilles sont encore enchantées des beignets de courgettes et des premières fraises, servies par des visage accueillants. On a fêté le début de ce premier stage en psychiatrie. Un brouhaha s’élève.

Le docteur G. frappe dans ses mains :

– Messieurs, mesdames, on se concentre ! Bon. Vous avez exploré sous un format particulier la patiente Éva. Votre diagnostic ?

Une jeune femme lève le doigt.

– Je vous écoute, lance le praticien.

– Vous n’êtes pas un peu misogyne, vous ? Non mais c’est vrai ! Vous la shootez à mort, vous la prenez pour une parano… Si vous traitez toutes les femmes pareil, pas étonnant qu’on vous haïsse, vous les psy !

On entend des ricanements, des sifflets.

Le médecin interpelle un étudiant qui a passé son temps à prendre des notes.

– Et vous, qu’en pensez-vous ?

– Hem ! Eh bien, je m’interroge sur le rôle du conjoint. Ici, dans le film, je me demande si la fille délire autour de l’explosion, ou si le compagnon cherche à la tordre dans tous les sens pour faire ressortir l’essence de sa « folie », entre guillemets. Car au début, elle est anxieuse, insécure, avec une peur autour de ce qui la ramène à la guerre ; Et ensuite, c’est une forme de psychose qui semble se dessiner… J’ai bon ?

– Mouais, c’est pas mal comme réflexion. Dites-vous bien que le diagnostic n’est jamais parfait, que des confrères pourraient vous voler dans les plumes parce qu’ils n’auraient pas la même lecture que vous. Dans le cas ici présenté, on a procédé avec la patiente Éva à une expérience ; à partir d’un événement déclencheur d’une angoisse majeure, l’explosion dans le film, on a mesuré l’escalade, jusqu’à ce qu’Éva vrille complètement.

– N’est-ce pas dangereux ? demande une voix.

– Écoutez, c’est de la recherche sur le l’humain. Il y a des risques, certes, mais là, médicalement, je pense qu’on s’en tire bien. C’est pour le couple que l’issue est incertaine. Car il y est allé fort, le conjoint ! On va souhaiter qu’elle échappe à une profonde tristesse, qu’elle ne balancera pas à son mec des sacs de sable. Et enfin qu’elle décidera entre vivre, ou rêver, sa vie.

Une silhouette se lève.

– Docteur G. Est-ce que je comprends qu’Éva est votre cobaye, à son insu ?

Le médecin bafouille, esquisse un pas de côté.

– Oui… Non… Enfin, je l’ai inscrite dans une cohorte de test d’une nouvelle molécule. Et… non, elle n’en savait rien. J’avais demandé à son conjoint de la faire tourner en bourrique. Pardon ? Vous appelez ça un crash-test ? C’est pas un peu violent comme expression ? Et puis, vous avez vu, elle en tient une couche, non ? C’est pour l’aider qu’on a fait tout ça.

Le brouhaha reprend de plus belle. La porte de la salle de projection s’ouvre. Un prochain groupe et son enseignant attendent de prendre place.

L’amertume sature l’air de la pièce.

C'est un peu par hasard que j'ai découvert le plaisir d'imaginer des histoires. D-Ecrire des vies. Et j'ai trouvé avec Cécile et Philippe, et tous les participants, de quoi cultiver l'enchantement. Merci à tous.

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