Au café qui fait l’angle

C’est du sabotage. Du sabordage. Un coup de mandale. Un coup de sandale. Les suffixes en –age nous mettent en nage. Les suffixes en –ale se font la malle. Et les préfixes, nous aident-ils à fixer quelque chose ? Dans un pré, à l’herbe rase à perte d’horizon, est-il possible de se sentir juste sur le bord ? Un préfixe pour prendre de l’élan, pour se précipiter, un fixe pour poser le supplémentaire, un suffixe pour signifier que ça suffit. A-t-on besoin d’une fixette pour s’accomplir ? A quoi ça sert d’attendre pour avoir des réponses à des questions qu’on ne devrait même plus se poser ? A quoi ça sert d’attendre pour comprendre ? A quoi ça sert d’attendre que la personne assise face à soi se transforme en prince charmant ?
Depuis quelques temps, pour sortir de son appartement qu’elle trouve parfois petit, mais aussi pour bien séparer sa vie professionnelle et sa vie personnelle, Isabelle s’isole pour travailler. Elle vient dans ce café à 9h32 du lundi au vendredi, elle commande chaque matin une boisson différente pour goûter. Elle n’a pas encore décidé quelle était sa préférée. Dans ce café qui fait l’angle, elle ouvre son ordinateur portable, pose son téléphone juste à côté et enfonce ses écouteurs dans les oreilles. Elle espère ne pas recevoir d’appels pour ne pas déranger.
Elle tape vite sur son clavier, elle répond à des mails, vite, très vite, de manière concise et sans ambiguïté pour que personne ne l’appelle pour lui poser des questions auxquelles elle aurait envie de répondre : t’as lu mon mail ? J’ai tout expliqué de A à Z. Mais non, Isabelle n’ose pas, quand son téléphone vibre, elle sort sur le trottoir pour répondre, de manière pro.
Isabelle chuchote dans son micro, elle croise les doigts pour que la circulation soit inexistante pendant ces appels. Son cœur s’arrête lorsqu’elle aperçoit au loin un camion de pompiers, une ambulance ou une voiture de police. Elle ment lorsque les sirènes hurlent : J’ai la fenêtre ouverte, j’espère que tu n’entends pas trop la circulation. A l’autre bout du fil, la personne ment aussi : non, non, t’inquiète, je t’entends bien.
Isabelle retourne sur sa banquette, elle a choisi sa place préférée à défaut de sa boisson. Elle boit une gorgée et relance la gymnastique de ses doigts sur le clavier. Ils sont une dizaine tous les jours à faire comme elle dans ce café. Tous ont pris leur quartier, repéré la prise pour recharger ordinateur ou téléphone à la bonne distance de leur place. Le matin, ils se saluent d’un bref coup d’œil sans un mot et presque sans sourire. Ils restent tous concentrés sur leur écran, les demandes qui tombent, les réponses à rendre. Certains se lèvent à heure fixe pour aller vapoter ou fumer une cigarette en cachette. Isabelle a remarqué les habitudes de chacun. Elle se demande s’ils ont remarqué les siennes, même si, au fond d’elle, elle pense ne pas en avoir vraiment.
Elle a renversé un peu de son café au lait d’amande avec un soupçon de cardamone. Elle cherche un mouchoir. Elle essaie de faire le moins de bruit possible, un peu comme au cinéma quand elle se surprend à pleurer pour un film qui était censé être une comédie. Isabelle est plutôt prévoyante. Quand elle sait que le film risque de la faire pleurer, elle sort ses mouchoirs dès les bandes-annonces. Comme ça, elle est parée et elle aura le temps d’essuyer ses larmes avant que les lumières se rallument.
Isabelle essuie l’auréole caramel laissée sous sa tasse. Elle regarde par la baie vitrée. Ses yeux se perdent. Elle est là sans être là. Elle est ici comme ailleurs. Machinalement, elle prend sa tasse dans ses mains mais ne la porte pas à sa bouche.
Son ordinateur lui signale la réception d’un nouveau message. Isabelle poste sa tasse sans avoir bu, elle ouvre le message, encore une demande à la con pense-t-elle. Et encore une demande TTU, très très urgente, comme d’habitude.
Isabelle fait des recherches, dans ses dossiers, dans ses archives, elle est sûre d’avoir déjà répondu à une demande de ce type. Elle vérifie les sites officiels au cas où il y aurait eu une légère modification de la réglementation. Isabelle va vite, elle a tous les éléments et répond. On va peut-être la laisser tranquille quelques minutes.
Elle reprend sa tasse, son ventre gargouille. Cette fois-ci, elle boit son café jusqu’à la dernière goutte, sans se laisser distraire par ses mails ni son téléphone. Il était bon ce café au lait d’amande avec un soupçon de cardamone pense Isabelle, mais elle n’en fait pas non plus son préféré.
Isabelle se lance dans une commande de fond, une commande que personne ne lui a faite mais qui, selon elle et son expérience, risque de sortir du chapeau dans pas longtemps. Et pour pouvoir y répondre vite et bien, elle s’y prépare en amont.
De temps en temps, Isabelle lève la tête pour réfléchir à sa formulation, à comment être la plus complète possible. Dans ces courts instants, elle fixe l’horloge au-dessus du bar qui n’est pas à l’heure. Elle n’a jamais été à l’heure se dit Isabelle, elle est calée sur 12h05 comme ça on ne sait pas si c’est midi ou minuit, si c’est la veille ou le jour suivant. Et puis, ça fait comme si on avait toujours cinq minutes de retard tout en étant à l’heure. 12h05, c’est au milieu de tout, au milieu de la  journée, au milieu de la nuit.
Isabelle reprend le fil de son argumentaire, de ses recherches. Son ventre gargouille de nouveau, elle boit un peu d’eau. Elle entend du bruit en cuisine, ça grésille, ça rissole, ça ventile, en silence. A côté d’elle, certains commencent à mettre leur ordinateur de côté pour faire de la place. Toujours les mêmes. Ils déplient une serviette en papier pour en faire une nappe. D’autres restent rivés sur leur écran et leur clavier, ils mangeront tout en continuant à travailler sans vraiment voir ce qu’il y a dans leur assiette.
Isabelle passe sa commande, un plat du jour, comme tous les jours, pour ne pas céder à une habitude de prendre toujours la même chose. Dans ce café, elle apprécie la créativité et l’innovation du cuisinier. Elle soupçonne que ce ne soit jamais la même personne aux fourneaux et cette idée lui plaît bien.
La serveuse apporte les plats au fur et à mesure. Elle a très vite identifié ceux qui mangent tôt, ceux qui mangent à la fin du service. Elle circule entre les tables avec une dextérité que lui envie Isabelle. C’est comme si elle glissait, volait et dansait à la fois avec une légèreté qui transparaît sur son visage paisible.
La serveuse pose l’assiette devant Isabelle. Elle sourit face à son expression interloquée. Elle murmure : les petits pois sont rouges. Goûtez, vous m’en direz des nouvelles. Isabelle hésite, elle regarde autour d’elle si un client a aussi pris le plat du jour et s’il se régale. A droite, un habitué de l’entrecôte frites, à gauche, la végétarienne qui ne mange que de la salade verte. En face, un nouveau qu’elle n’a pas vu entrer tout aussi circonspect devant son assiette.
Isabelle plante sa fourchette dans les petits pois rouges, en même temps que le nouveau. Ils atteignent leur bouche respective en même temps. Une grimace se forme sur son visage puis se relâche. Ça la fait sourire, elle en a même oublié le goût des petits pois rouges. Elle mange de gaieté de cœur et le spectacle en face d’elle la ravit. Quelle joie cette pause déjeuner. Ils finissent leur assiette en même temps. A-t-il remarqué qu’ils mangeaient à l’unisson ?
Elle ne le lâche pas du regard. Il paraît avoir un regard triste, c’est dommage. Elle ne sait pas si ce sont les petits pois rouges qui ont eu cet effet mais, d’un coup, d’un seul, elle ose l’impossible : elle se lève et s’installe à sa table. Il est trop tard pour faire demi-tour, il est trop tard pour trouver une excuse bidon. Alors, au lieu de lui demander son avis sur les petits pois rouges pour amorcer la conversation, elle lui demande de but en blanc : comment tu t’appelles ?
Il déglutit. Il ne sait pas s’il doit sourire et elle se demande s’il ne la prend pas pour une folle.
– Alex, Alexandre, enfin Alex, c’est plus court. Et toi ?
Ses réflexes de survie de drague lourde refont surface :
– Coralie, Sylvie, Sinta, Jocelyne
– Hein ? l’interrompt-il. Tout ça ? C’est ton état civil ?
Elle a encore menti. Elle a un prénom pour chaque situation pour se dépatouiller et échapper à des moments qu’elle pense être désagréables.
– Alex, euh non, non, c’est pas mon état civil. Ça te dérange si on prend le dessert ensemble?
– Ben, euh, je sais pas, on se connaît pas.
– Ce serait l’occasion, le taquine-t-elle.
– Ben, si tu veux, Coralie, Sylvie, Sinta, Jocelyne, lui répond-il un peu sur la réserve.
– Isabelle, enfin Isa c’est plus court.
C’est la première fois qu’elle dévoile son vrai prénom à un inconnu. Mais normalement les étoiles sont alignés ou alors il y avait un truc dans les petits pois rouges, c’est sûr et certain.
– Alors, on prend quoi ?
Pas le temps de décider, la serveuse leur apporte un baba au rhum à partager. C’est le dernier, précise-t-elle. Isabelle sourit et laisse Alex commencer. Elle n’aime pas l’alcool et là, le baba a l’air d’être extrêmement imbibé.
Alex plisse son nez. C’est bon mais c’est fort. C’est surprenant. En plus, pour vous dire la vérité, je n’aime pas l’alcool mais la serveuse aurait été déçue si on ne lui prenait pas son dernier baba, non ?
Isabelle plante sa cuillère dans le baba, les yeux plongés dans ceux d’Alex. Elle plisse les yeux et pince les lèvres. Ça brûle dans sa bouche, dans sa gorge. Ils rient tous les deux et reprennent une bouchée en même temps. Autour d’eux, ça pianote sur les claviers de plus belle. Personne ne parle. Tout le monde a pris son repas, connecté ou déconnecté, et a repris le chemin du travail en restant assis à la même place.
Isabelle n’entend pas les signaux sonores de son ordinateur ni les vibrations de son téléphone resté branché à sa place. Alex n’a pas ressorti son ordinateur qu’il avait soigneusement rangé dans son sac. Son téléphone est en mode avion, il préfère. Ça lui donne l’illusion qu’il voyage quelque part tout en restant là.
L’heure tourne mais pas sur l’horloge au-dessus du bar. Isabelle et Alex se parlent tout bas, parfois ils se fixent dans les yeux et laissent leurs âmes communiquer. Ça bouge un peu autour d’eux, des pauses cigarette, des pauses pipi.
Isabelle se lève, lui prend la main. Elle dit : Viens on prend notre après-midi. Elle envoie un mail rapide, enfin elle enregistre un message automatique « Absente cet après-midi » sans aucune autre explication.
Alex et Isabelle sortent sur le trottoir au soleil, ils courent, ils sautillent. Ils ne se posent pas de question. Quelle est la conclusion ? Personne n’en parle, personne ne révèle le secret. Sous leurs chaussures, il n’y a pas de chewing-gum tenace mais des nuages moelleux et roses.

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2 réponses à Au café qui fait l’angle

  1. Christine S dit :

    Merci Marija, pour ce post. A la lecture, ce texte trouve toute sa cohérence et les petits pois rouges la place qu’ils méritaient… C’est léger et enlevé.

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