Dans la silence de l’appartement

Aïko range les Lego. Il y en a dans la chambre, mais aussi dans le salon et, en cherchant bien, on peut aussi en retrouver dans la cuisine ou sous le radiateur de la salle de bain. Chaque pièce de jeu porte la trace de l’enfant. Aïko les rassemble en pensant à lui. Ce week-end, il est chez son papa. Aïko écoute le silence de l’appartement ; elle s’arrête un instant. De la rue parvient une rumeur. Aïko tend l’oreille. Une sirène du Samu, un arrêt brusque au carrefour, une voix aigue, le cri d’un goéland.
Aujourd’hui, elle n’est pas de service. Dans le calme de cette matinée sans obstacle, elle ouvre grand les fenêtres. L’air est frais et le soleil éclatant. Elle secoue les coussins, les tapis et les rideaux, enlève les draps des lits, range la vaisselle dans les placards. Elle sort l’escabeau du cagibi et le place devant les vitres. Elle se souvient de l’été où elle a travaillé à Taormine. A l’hôtel, elle était préposée aux vitres et au sol. C’est là qu’elle a appris à ne laisser aucune trace. Ses pensées traversent le ciel et se gorgent des senteurs de Méditerranée. Les gouttelettes d’eau bleue parsèment la vitre. Aïko frotte énergiquement pour éviter que le produit coule. Elle a le geste sûr et rapide. Elle descend de deux marches pour terminer la surface, change de chiffon et astique jusqu’à ce que toute la vitre soit bien sèche. Elle ouvre le battant de la fenêtre pour vérifier les reflets. En nettoyant les vitres, Aïko respire profondément. Pour elle, les tâches ménagères sont des occasions de méditer. Elle n’en parle à personne ; on pourrait se moquer. Le chat est sorti de sa torpeur. Il miaule un peu, figé entre le salon et la cuisine. Aïko le rejoint, lui donne une caresse, mais elle sait que le plus important est de remplir son bol d’eau et son bol de croquettes.

 

Ce soir, elle a rendez-vous aux Trois Chemins pour la lecture de poésie. Depuis quelques mois, le Club des amateurs de poésie a modifié sa vie. Elle attend ces retrouvailles toute la quinzaine. Au début, elle écoutait seulement. Elle s’asseyait au fond de la salle, commandait une limonade et partait juste au moment où la fin de soirée était annoncée. Elle découvrait des poèmes jamais entendus, s’émerveillait et petit à petit certains noms lui devinrent familiers – Pessoa, Rimbaud, René Char. Au bout de quelques séances, elle acheta un petit carnet. En écoutant, elle notait des mots qu’elle aimait, des mots qu’elle ne connaissait pas et s’aperçut qu’elle pouvait aussi noter des mots qui surgissaient du dedans d’elle-même, d’un lieu inconnu qu’elle essayait de retrouver lorsqu’elle se consacrait aux tâches de la maison, mais pas seulement. A la piscine, Aïko laisse résonner cet indicible espace où se mêle la tiédeur de l’eau, la chaleur moite de l’air, l’odeur doucereuse du chlore ; elle nage la brasse coulée, regarde les minutes qui s’égrènent sur la pendule géante à l’entrée des vestiaires. Dans le bus, elle laisse filer la ville, le regard perdu dans les avenues, les petites rues ; elle observe les trottoirs bondés, les quartiers délaissés. Et le soir, lorsque l’enfant s’est endormi, elle s’assoit à la table du salon et écrit. Elle ferme les yeux en attendant que l’image se compose. C’est un rêve éveillé et à la moindre sonnerie elle sursaute. C’est qu’elle est à cet instant à flanc de montagne, la lune est haute et les étoiles éclairent le paysage comme des bougies ; en bas il y a des nappes de brouillard ; en haut l’attend un sage assis devant son feu de camp.
Quand Aïko assiste à la fin du rêve, il fait parfois nuit depuis longtemps. Elle range son carnet dans son sac, boit un grand verre d’eau, s’étire. Sans y penser, elle se lave les dents, le visage et les mains et la voilà couchée. Dans son carnet, un personnage est apparu. Il se nomme Raphaël. Ses cheveux ont l’odeur de l’écume et du sel. Il est l’homme crépuscule qui tintinnabule en levant son verre à pied et la bouteille rouge foncé. Tour à tour il apparaît dans le gris de Paris, dans les tempêtes de l’océan. Tout emmitouflé dans son atelier, il ouvre une boite de sardines, coupe un bon morceau de pain et gratte son ventre. Autour de lui, des toiles. Des quantités de toiles. Il vient ici peindre ses morts.
Au matin, Aïko ne saurait dire si elle a bien dormi. Ni même si elle a dormi. Il faut qu’elle se dépêche pour prendre son service. Tout l’immeuble dort ; seule Hilda est déjà debout. Elles se saluent à la fenêtre. Sur la table de Hilda, il y a toujours des fleurs. C’est elle qui viendra chercher l’enfant pour l’emmener à l’école. Elles ont juste le temps de se croiser à la porte.

 

Le chat attrape quelques croquettes, boit avidement. Aïko le regarde. Elle s’est assise sur une chaise de la cuisine et attend que l’eau soit chaude pour le thé. Ce soir, elle va lire un poème pour la première fois. Elle s’est inscrite. Comment le déclic a-t-il eu lieu ? Elle ne saurait dire. Il y a quinze jours, se levant pour quitter la séance, elle s’est juste dirigée vers Maryse qui tient le livre des lectures et elle a donné son nom, Aïko, samedi dans quinze jours, a t-elle dit. Dans la rue, elle avait le rouge aux joues. Comme quand on a dit oui pour accepter un premier rendez-vous. Dans la nuit, Aïko a réfléchi. Elle veut savoir qui elle est. Et pour savoir qui elle est, elle veut lire ce qu’elle a écrit. Inutile de dévoiler sa signature, d’ailleurs. Lire l’un de ses poèmes c’est un peu comme revenir dans le village où elle a grandi. C’est marcher pieds nus sur le chemin de terre qui mène à la mer. C’est longer les jardins verts. C’est veiller à ne pas buter sur les racines qui remontent à la surface, c’est voir le caillou à contourner.
Aïko ne veut pas que la journée finisse. Elle feuillette à présent son carnet, lit les bribes annotées de son écriture sage et sans ratures. Elle se souvient du foulard rouge qui flottait dans le vent de la dune ; elle observe trois mots séparés par une petite barre, couleurs/honneur/fleurs. Elle lit :

 

Il se fait tard
entre chien et loup
il a trop bu ce soir

 

Tu vas où ?

 

Les mots jouent à cache-cache. Ses yeux sont des papillons qui butinent de pistil en pistil. 10 ans. Tu as 10 ans demain. Une larme perle sur sa joue. Il y a des écorchures dans le silence. Elle se souvient qu’avant son départ, elle se l’ait dit. Elle le savait : ce ne sera jamais plus pareil. C’était au crépuscule. Elle avait fait partir une malle le mois précédant son voyage. Elle s’était regardée dans la glace avant de saluer son père et sa mère. Elle avait regardé son visage du Japon et après, elle avait murmuré : Je cherche mon essentiel. Elle avait attendu le car avec un collégien du voisinage, chacun poursuivant son chemin. Au moment de quitter la maison, sa mère lui avait glissé une enveloppe pleine de photos. Aïko ne l’avait ouverte ni ce jour-là, ni jamais encore. Aïko se lève d’un bond. Si ce soir elle lisait un poème, alors demain elle ouvrirait l’enveloppe. On était le 5 février. Demain, 10 ans ce seraient écoulés.

 

A toi l’enfant qui n’est pas né
derrière la dune
marcher de travers
un jour de retraite

 

où es-tu ?

 

au crépuscule le brouillard s’épaissit
je te cherche
je refuse de me lever

 

Aïko boit son thé. Son chat a sauté sur ses genoux, il ronronne dans son pelage doux.

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