Des phrases à trois mots

Ne jamais revenir. Ne rien dire. Derrière toi, un temps révolu. Devant toi, tu ne sais pas. Aujourd’hui, autour de toi, en toi, c’est le chaos. Tu ne connaissais pas la guerre. Ni la guerre intérieure, ni la guerre avec les bombes qui détruisent des vies, des immeubles. Ils étaient revenus du Havre lorsque la ville avait été rasée. Ils avaient tenté d’échapper à quelque chose, à quelqu’un et la ville les avait abandonnés. Qui sont ces gens que tu ne connais pas qui sont revenus le visage gris, les souliers poussiéreux, le dos courbé ? Tu les avais vus défiler sur le quai. Tu étais assis sur un banc, ton carnet à dessins sur les genoux. Ton bouquet de crayons les avait croqués.
Tu avais toujours aimé dessiner. Depuis que tu savais tenir un crayon. Aussi loin que je me souvienne. La mine de ton crayon avait toujours été ton moyen d’expression le plus profond. Tu parlais peu. Tu photographiais avec tes yeux un instant, un moment, une journée, des mois et tu les transposais sur une feuille de papier grainée.
Ce jour-là, à Saint-Lazare, tu avais vu des enfants, des familles, les chaussures trop grandes quand ils en avaient, les vestes débraillées et les pantalons troués. Au lieu de pleurer, tu as laissé le charbon couler, griffonner, s’énerver.
J’ai retrouvé quelques-uns de tes carnets dans le grenier. Rien n’est daté. Absolument rien. Même les cahiers ne sont pas numérotés. Pourquoi les as-tu laissés ? Pourquoi les as-tu cachés ? Pourquoi ne les as-tu pas brûlés ?
Je crois au fond de moi que tu voulais qu’on les voit. Mais qui devait les voir ? Juste moi ? Sur quelques esquisses, tu as écrit des mots, peu de mots. Ça ressemble à des titres mais je sais que ce n’est pas ça. Il y avait sur une page « ne jamais revenir » avec un champ de blé, des tournesols dessinés. Sur une autre page, tu avais gribouillé « ne rien dire », la page était blanche.
J’aurais aimé te connaître plus longtemps. J’aurais aimé pouvoir passer du temps avec toi. J’aurais aimé que tu me voies grandir. Mais la vie en a décidé autrement. Et puis, je sais bien que les gens ne vivent pas tous 107 ans.
J’ai posé ton carnet sur la table, ouvert à ta page presque blanche où tu avais écrit « ne rien dire ». Je n’arrivais pas à savoir si ton écriture était tremblante ou déterminée sur ces trois mots. Si tu avais été là, je t’aurais sûrement posé la question.
Je me saisis de ma tasse de thé que le serveur m’a déposé il y a quelques temps. Le thé est encore chaud, contre toute attente. Je porte la tasse à mes lèvres, je ne bois pas encore, je laisse la vapeur du thé s’immiscer dans mes narines. Mes yeux errent à l’intérieur du café puis se lancent lentement vers l’extérieur. Ils s’arrêtent sur la statue du musicien, il semble nous regarder, les clients de la terrasse et moi, avec une insistance bienveillante. Je me demande si cette statue aurait eu tes faveurs pour se retrouver dans un de tes cahiers.
Je bois une très petite gorgée de thé, juste pour que ma langue en garde le goût quelques secondes infinies.
« Ne rien dire ». Que voulais-tu dire par là ? Avais-tu un secret ? Faut-il que je perce le mystère ? Ou faut-il que je respecte tes trois mots si tu ne voulais rien dire ? Ces trois mots me troublent.
Tu sais, moi, j’aimerais tellement tout dire, absolument tout. Mais ça ne se fait pas il paraît. Qui a décidé cela ? Est-ce toi en écrivant cette injonction : ne rien dire.
Dans la rue à côté, ça s’agite désormais. Les voitures déboulent, klaxonnent. Le feu passe au rouge, au vert, en alternance. Pourtant, le boucan est incessant, même lorsque les véhicules sont à l’arrêt.
Tu n’as pas connu les voitures je crois, enfin j’imagine. Tu as dû connaître les chars, c’est beaucoup plus probable. Est-ce de la guerre que tu parlais lorsque tu as écrit « ne rien dire » ? Et pourquoi as-tu écrit « ne jamais revenir » ? Tu sais, il y a une expression ici qui dit « ne jamais revenir sur les lieux du crime ». Et toi, avec tes phrases de trois mots, c’est à se demander si tu as commis un crime et si c’est pour cela qu’il ne faut rien dire.
Je m’emballe, je regarde trop de séries policières à la télé. La télé aussi tu n’as pas connu. Ça t’aurait peut-être plu, toi qui avais toujours l’oreille collée au poste de radio. Je me demande si ce tic n’était pas un réflexe de survie : écouter attentivement pour savoir où est l’ennemi, écouter et décoder les messages qui ne parlent qu’à un petit nombre.
Il y a un ballet de voitures devant le café. Tu aurais peut-être aimé le vertige que procure leur vitesse, mais j’en doute. Tu faisais l’éloge de la lenteur dans tous tes gestes, lorsque tu retirais ta veste et ton chapeau, que tu allumais une cigarette avec une allumette craquée sur le mur de la maison.
Je me demande si l’époque dans laquelle je vis t’aurait plu ou non. Les gens et les choses vont vite, toujours trop vite. On s’arrête parfois pour parler à des gens qui nous privent de notre temps de liberté. On ne devrait pas, tu m’aurais dit. La liberté a été gagnée à un prix trop élevé pour la gâcher avec des Nathalie croisées au marché. Et encore Nathalie, elle est quand même gentille.
Dans le café, il y a une télé avec des images qui défilent non-stop. Mes yeux se balancent de l’écran à ton cahier. J’aime l’idée d’une image à l’arrêt, le moment me paraît plus vrai même si je n’ai pas été témoin comme toi, j’arrive à ressentir ton émotion du moment. Ça me fait ça aussi avec la photographie. Ça t’aurait sûrement plu de faire de la photo si tu avais pu.
L’écran de la télé s’agite et attire mon regard malgré moi. Des images de destruction, de fumée, du noir, du gris, de la boue, des cris muets. La guerre n’est jamais finie. Elle se fait avec des armes, parfois avec des gestes symboliques. C’est comme s’il fallait trouver un moyen coûte que coûte de se faire entendre. Pourquoi cela doit-il se faire dans tant de violence ? En Iran, les femmes se coupent les cheveux. Que tu le crois ou pas, c’est un geste fort et elles risquent d’être abattues juste pour ça. Notre époque est folle. Ne le sont-elles pas toutes ?
J’ai continué à feuilleter le carnet que j’avais apporté. J’aurais aimé reconnaître des endroits, des gens. Je ne vois pas de dessins de ta maison, de ta région, de tes montagnes. Dans les visages, je ne reconnais aucun trait connu, personne à qui je ressemble ne serait-ce qu’un peu. Peut-être qu’il y a un cahier, un seul avec cette part de toi que tu ne dévoiles pas dans tous ceux que j’ai vus.
Mon thé a refroidi. J’en avais bu une bonne partie. Et puis, je laisse toujours le fond, va savoir pourquoi. C’est peut-être une gorgée pour toi. Ou c’est peut-être pour faire comme avec ton café, car dans la dernière gorgée de café, il y a toujours à boire et à manger. Il faut laisser poser le marc de café. Ça ne se boit pas, ça ne se mange pas. Ça peut s’utiliser dans la terre des plantes. Ça permet de lire l’avenir si on retourne sa tasse dans la soucoupe. Avec le thé, on ne peut pas, ça ne marche pas mais j’en laisse quand même un fond.
J’ai passé une bonne partie de ma journée dans ce café, avec ce seul carnet. Je voulais prendre le temps, décortiquer, analyser, me laisser porter, transporter par tous tes dessins qui surgissent dans ma vie juste à ce moment.
C’est curieux comme les choses arrivent dans la vie. Ce n’est jamais le bon moment et pourtant quand ça arrive, on fait avec et parfois, si on a de la chance, on grandit.
J’ai passé l’après-midi à comprendre tes phrases à trois mots. « Ne jamais revenir ». Pour cela, il fallait d’abord partir. Et toi, la seule et unique fois où tu es parti, tu n’es revenu que dans mes rêves et si peu de fois. Jamais tu ne m’as laissé de messages oniriques ou alors je ne m’en souviens pas. En même temps, tu écris « ne rien dire ». A quoi aurais-je pu m’attendre comme message au cœur de la nuit ?
Je commence un peu à avoir mal à la tête, en apnée dans le flot de mes pensées. Je cherche à comprendre, à mettre des mots sur des choses que tu n’as pas réussi à exprimer. Est-ce à moi de le faire ? Est-ce pour cela que j’ai trouvé tes cahiers dans le grenier ?
Parfois, je laisse le silence m’envahir, je ne dis rien comme tu le préconises et là, juste là, dans ce bref instant, je peux ressentir, je peux te voir vivre. Parfois j’oublie, je t’oublie et c’est la fin. Tu reviens par tes dessins et je me souviens. J’aurais aimé avoir le temps, j’aurais aimé avoir du temps avec toi pour que tu m’apprennes à dessiner, il paraît que c’est inné.
Derrière toi, un temps révolu. Devant toi, il y a au moins moi. Aujourd’hui, autour de moi, en moi, c’est le chaos. Je ne connais pas la guerre, celle qui tue les gens. Je ne connais que celle qu’on se livre à soi-même pour être plus grand, plus fort, pour ne laisser rien ni personne détruire qui je suis.
Tu sais, comme à ton époque, il y a toujours des gens lâches, des coups bas, des vaillants, des survivants.
Je suis déjà partie, je suis déjà revenue. Je n’ai pas suivi ton conseil tardif. J’ai parlé, j’ai dit mais je n’ai jamais dénoncé.
Quel a été ton crime ? Être né à la mauvaise époque ? D’avoir eu vingt ans en 1939 ?
Pourquoi tes phrases de trois mots sont –elles négatives ? Connais-tu celles affirmatives et positives ? Les as-tu entendues ? Moi, oui. Parfois, je les ai crues, parfois, je savais pertinemment qu’elles n’étaient qu’un mensonge éhonté. Et pourtant, ces phrases à trois mots, j’aimerais pouvoir les croire, les dire, les scander, les entendre, les murmurer. Oui et pourquoi ne seraient-elle pas adressées à moi ?
Vois-tu de quelles phrases je te parle ? Des phrases sublimes dans le silence. Des phrases qui comblent un vide qui aurait suffi si on n’en connaissait pas l’existence. Dans tes cahiers, ces phrases à trois mots transpirent.
Derrière moi, des blessures enfin cicatrisées. Devant moi, je ne sais pas. Aujourd’hui le soleil se couche dans un ciel de feu. Le chaos intérieur s’apaise à chaque battement de cœur. Des phrases à trois mots à chaque pulsation.

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