Gaston et la dame en gris

Andrée Doulan était une femme sans âge, toujours de gris vêtue. Elle déclinait cette couleur en cinquante nuances au moins : gris perle, gris anthracite ou gris plomb, gris souris, gris taupe ou gris tourterelle. Au fil du temps, ses cheveux eux-même avaient pris une teinte argentée. Dans l’immeuble, c’était la dame en gris qui ne faisait pas d’histoire et du reste, elle n’aimait pas cela. Passer inaperçue, n’encombrer personne et ne s’encombrer de rien semblait résumer l’histoire de sa vie. Cette journée s’annonçait terne et pluvieuse, comme toutes ses journées d’automne qui se suivaient et se ressemblaient, marquées de solitude et d’ennui. La pluie, c’est le chagrin des nuages. Elle s’interrogeait parfois sur la cause de leur tristesse. Qu’est ce qui les invitait ainsi à larmoyer ? Etait-ce l’attitude des hommes ou l’indifférence des dieux qui les plongeaient ainsi dans la mélancolie ? Nul ne savait. Ne pouvait-on pas imaginer les nuages heureux d’offrir généreusement aux hommes et à leur terre de quoi les abreuver, les nourrir, les laver des affronts qu’ils avaient essuyés, en les illuminant de gouttelettes scintillantes ? Les rires joyeux de Gaston, son petit voisin de six ans, la sortirent de sa réflexion. « Oh le sacripan », pensa-t-elle. Il l’avait rendue folle avec sa question, une question incongrue, inconvenante, déplacée. Une question à laquelle elle ne pouvait répondre ni par oui, ni par non. Bigre, bigre, que c’était-il donc passé dans la tête de ce bambin pour qu’une question aussi saugrenue ait germé dans son esprit et pourquoi était-ce elle qu’il avait questionnée ? Comment pourrait-elle répondre de manière simple, sincère, et intelligible ? Elle ne pouvait échapper au supplice de la question de Gaston et ne voulait ni l’éluder, ni décevoir ce gamin d’une grande curiosité et d’une incroyable maturité pour un enfant de son âge. Du haut de ses trois pommes, Gaston était d’une grande vivacité d’esprit, s’intéressant à tout, vivant pleinement sa vie comme si chaque instant était le dernier. Toujours poli et respectueux avec les adultes, il s’était lié d’amitié avec elle, apportant fraîcheur et gaieté dans son quotidien insipide. Il la ramenait à la vie. Avec lui, elle redécouvrait le monde, enchantait le quotidien, et réécrivait son histoire. Il l’obligeait à exhumer de sa mémoire des souvenirs heureux, en rose et bleu. Mais avec cette question terrible, il avait, en toute innocence, pourri ses soirées et elle lui en voulait. « Bonjour Gaston, comment ça va aujourd’hui ? » lui demanda-t-elle en ouvrant sa porte, dans un sourire presque forcé. « Bien, Madame Doulan. Un peu fatigué. Je crois qu’il va me falloir à nouveau faire la sieste, comme quand j’étais petit. » lança-t-il du bas des escaliers, ces mêmes escaliers de chêne toujours impeccablement cirés dont il s’amusait à sauter les marches il y a peu. Gaston ne paraissait pas son âge et ne grandissait pas vraiment, ne jouait pas avec les autres et leur parlait peu. C’était un enfant solitaire, détenteur d’un secret qui les avaient tous fait fuir et qu’il lui avait confié à elle, André Doulan, devinant sans doute qu’elle était prête à l’entendre et qu’elle ne le révèlerait à personne. « A l’hôpital hier, on m’a dit que j’avais un cancer. Mais ne t’inquiète pas, ça n’est pas contagieux », lui avait-il dit le plus ingénument du monde. » Elle lui avait souri avec empathie, sans chercher à en savoir davantage. Avec ces mots simples, lancés sans ménagement, il avait trouvé directement le chemin de son cœur endormi, et éveillé en elle un sentiment de compassion dont elle s’était étonnée. Au fil des mois, elle l’avait vu s’amaigrir, s’assagir, se déplumer. Petit oiseau meurtri par la violence des traitements médicaux qui lui avaient été imposés, il avait perdu tous ses cheveux. Sans qu’il comprenne pourquoi. Et cette coiffure l’isolait du reste des vivants, révélant malgré lui un secret qu’il aurait aimé garder. Cela ne semblait pas l’inquiéter outre mesure. A six ans, on est prêt à toutes les transformations physiques. En toute inconscience, Gaston réapprenait la vie à Andrée Doulan qui avait plus de dix fois son âge. Elle se surprenait parfois comme lui à s’émerveiller d’un rien, à profiter de toutes petites choses qui jusqu’à présent lui avaient semblé anodines et dénuées d’intérêt. Gaston parlait aussi beaucoup à son chien Gérard, un jeune bouledogue français à la babine toujours retroussée et à la langue pendante. Ce petit chien écoutait sans broncher le jeune garçon lui donner des leçons de choses, les yeux écarquillés et les oreilles tendues. « Tu vois Gérard, ton corps est plein de cellules et des fois, il y en a qui ne fonctionnent pas bien. Alors, tu tombes malade. » Gérard semblait tout ouïe, admiratif de l’étendue du savoir de son maître et ces deux-là entretenaient un lien quasi-fusionnel. C’était Gaston qui avait lui-même choisi son chien, l’avait baptisé, éduqué et dressé à rapporter frénétiquement les balles qu’il lui lançait, et il n’en était pas peu fier. Le petit molosse lui vouait une véritable admiration et se pliait à tous ses caprices, à toutes ses fantaisies. Il était son unique copain de jeu, son protégé, et son patient aussi lorsqu’ils jouaient au docteur. Gérard était plus que le confident du jeune garçon, il était son presque frère. Ces deux-là étaient inséparables, l’un suivant l’autre comme son ombre. « Moi, c’est les cellules de mon cerveau qui font n’importe quoi. Mais, ne t’inquiète pas, à Robert-Debré, on m’a dit qu’on allait les enlever et que tout rentrerait dans l’ordre. Je serai sûrement un peu fatigué après. On fera la sieste ensemble, comme quant tu étais bébé. Et puis, tu pourras jouer à la balle avec Mme Doulan. Elle est un peu vieille, mais elle est sympa. » avait expliqué le bambin à son chien, comme pour le rassurer. Fort de cette amitié canine, Gaston pouvait tout affronter avec confiance et avec joie. Rien ne semblait l’effrayer. Andrée Doulan l’enviait pour cela. Elle le jalousait presque, elle qui s’était attristée à l’apparition de ses premières rides, inquiétée de voir sa peau se distendre et sa silhouette se voûter. Ce petit garçon si courageux lui donnait une opportunité formidable de redécouvrir la vie, à un âge où l’on devient trop facilement désabusée et aigrie. Au début, les cris et les aboiements des deux compères l’avaient exaspérée. Elle s’était plainte à plusieurs reprises de ce vacarme dans la cage d’escaliers. Mais depuis que Gaston lui avait confié son secret, elle n’avait plus rien osé dire et s’était presque prise d’affection pour lui, malgré elle et malgré lui. Elle s’était bien gardée d’avoir des enfants et les considérait comme souvent stupides, bruyants et inconvenants mais ne voulait pas devenir une vieille dame revêche. Cette fois-ci tout de même, il avait passé les bornes ce sacripan avec cette question posée en toute simplicité, en toute innocence et qui depuis la taraudait, jour et nuit. Cette question à laquelle elle n’était pas préparée et ne savait répondre. « Nous en reparlerons bientôt si tu veux bien, je n’ai pas le temps aujourd’hui, je suis pressée. » avait-elle éludé. C’était pourtant une question d’importance, la seule peut-être qui vaille d’être posée. « C’est quoi la mort » avait-il demandé ?
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Une réponse à Gaston et la dame en gris

  1. Sylvie W dit :

    beaucoup d’émotions, de poésie dans ce texte touchant et profond. merci!

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