Je pense à t’écrire

Je pense à t’écrire. Souvent. J’ai même acheté du beau papier à lettres avec les enveloppes assorties. Sais-tu comme c’est difficile de trouver de quoi t’écrire ? J’ai écrémé des papeteries, sans succès. Sais-tu où j’en ai trouvé ? Au BHV ! Tu y aurais pensé toi, à aller au BHV pour du papier à lettres ? J’ai acheté des timbres. Et là aussi, crois-moi ou non, ça devient compliqué ! A la Poste, tu fais la queue pour la banque, pour la téléphonie, éventuellement l’envoi d’un colis mais quand tu demandes un carnet de timbres, ils te regardent avec des yeux de merlans frits. Je ne te dis même pas si jamais tu oses demander de jolis timbres. Je ne sais pas si tu collectionnes mais je me suis dit que ça serait joli aussi. Tu vois, je pense à t’écrire souvent. J’ai tout préparé. Même un joli stylo à l’encre violette. Mais je n’ai pas ton adresse. Et ça, c’est une autre paire de manches. Les pages blanches, tu vois, ça n’existe plus ! Et sur Internet, je ne te trouve pas…
Alors me diras-tu, pourquoi je pense à t’écrire si souvent ? Quand les éléments ne sont pas en phase avec ce souhait ? Je ne sais pas vraiment, j’en ai envie c’est tout. Mais tu sais le pire dans tout ça ? Je ne sais pas comment tu t’appelles. C’est quand même important à savoir pour t’écrire, non ? J’imagine parfois que tu t’appelles Simon. D’autres fois, tu t’appelles Sally. Parce que oui, pourquoi serais-tu forcément un garçon ? Voilà, je pense à t’écrire, je pense aussi à ce que je pourrais t’écrire. Sais-tu ce qu’on peut écrire à un correspondant qu’on ne connaît pas encore, une personne avec laquelle on voudrait créer un lien, une connexion, un échange de courriers simples, banals ou des courriers enflammés ? Crois-tu que je peux te dire tout et n’importe quoi ? Mes peurs, mes craintes, mes doutes ? Mais aussi mes rêves, mes envies, mes désirs ? J’aurais peut-être espoir que tu me rassures pour les uns et que tu les assouvisses pour les autres.
Je t’écrirai de longues lettres je pense. Je ferai attention à m’appliquer, à bien écrire mes lettres, mes mots, mes phrases pour que tu ne luttes pas à me déchiffrer. Parce que oui, l’intérêt de notre future correspondance est bien d’écrire, d’écrire sur une feuille, avec un stylo, de sa plus belle écriture. J’aime le mystère qui s’en dégage. Tu essaieras de me deviner, j’en ferai de même. Penses-tu qu’on se livre plus par l’écriture ? Penses-tu qu’on peut aimer une personne qu’on ne connaît qu’à travers ses mots plutôt qu’une personne sur laquelle on tombe, debout quand on marche dans la rue ? Je te pose beaucoup de questions qui n’appellent pas vraiment de réponses, je m’en rends bien compte.
Je pense à t’écrire dès que j’ai un crayon ou un stylo à la main. Ça ne doit pas être si souvent que ça, me rétorqueras-tu, parce qu’aujourd’hui c’est devenu tellement rare de tenir un stylo dans sa main. Regarde autour de toi, le téléphone a pris une place tellement plus envahissante que le stylo ne trouve plus sa place. Je te rassure tout de suite, j’arrive à donner de l’espace à un stylo et à une feuille, un cahier ligné ou non, un post-it. J’aimerais te dire que j’écris sur les murs, sur les tables, mais je n’ai plus cette audace qu’ont les adolescents.
Je t’en dis trop. Tu vois, je réfléchis souvent à ce que je pourrais t’écrire, les limites que je devrais m’imposer ou au contraire, en profiter pour faire exploser les barrières. Je pense à comment je pourrais commencer. Qu’en penses-tu ? C’est mieux « Cher correspondant », mmm, non, trop solennel, « Cher inconnu », trop gnangnan. Ça serait quand même mieux avec ton prénom, non ? Ça te gênerait si j’invente ton prénom ? Ça pourrait démarrer une discussion. Pourquoi j’aurais choisi ce prénom, s’il signifie quelque chose pour moi, s’il signifie quelque chose tout court. Et est-ce que je signerais mon vrai prénom ? Ça aussi, c’est une question à se poser. En même temps, si je veux que tu me répondes, il faudra bien que tu aies un minimum d’informations. Ou alors, je te donne uniquement le numéro d’une boîte postale qu’on pourrait partager. Comme ça, on n’emmerde pas les facteurs. Ils seront préservés des intempéries. Il faudra aussi qu’on se mette d’accord sur les moments où chacun d’entre nous pourra aller vérifier la boîte postale.
Gardons du mystère sur qui je suis et sur qui tu es. Si on fait comme ça, je pourrais alors avoir un joli pseudo. Le choix de ce pseudo en dira sûrement plus long sur moi que je ne le pense. Tout comme le choix que j’aurai fait sur le nom que je te donnerai.
Et puis, qu’est-ce que je pourrais bien t’écrire ? Faudra-t-il que j’écrive forcément quelque chose d’intéressant, quelque chose qui attire ton attention, quelque chose qui te donnera envie de me répondre ? C’est peut-être pour cela qu’il y aura des questions dans ma lettre. Même si elles n’appellent pas de réponses. Des questions pour te laisser la possibilité de revenir vers moi. Des questions comme des portes qui pourront être ouvertes sur une discussion ou une autre. Mais pas trop de questions non plus. Il ne faudrait pas que ça ressemble à un interrogatoire.
Où placer le curseur de la curiosité, du mystère à maintenir ? Tu partages sûrement mon avis sur le fait que si je t’écris, c’est quand même pour faire ta connaissance, pour faire connaissance tout simplement. Donc une partie du mystère sera dévoilé.
Je pourrais commencer par t’écrire les plus banales des banalités. Te dire que je mangerais bien une saucisse frites, que j’ai acheté une savonnette parfumée au jasmin et que je ne l’utilise finalement pas. Je pourrais aussi te faire un bulletin météo en te disant que chez moi, il pleut sans discontinuer depuis le milieu de la nuit mais j’imagine que ce sera la même chose chez toi si on partage notre boîte aux lettres. Tout ça n’aurait rien de vraiment passionnant mais ça pourrait être un moyen lamentable de briser la glace.
Je pourrais être plus sombre en t’avouant qu’un jour, je partirai d’ici. Je te dirais peut-être même où je voudrais partir, pourquoi j’ai ce besoin si vital de fuir, de m’échapper. Mais ce ne sera pas dans ma toute première lettre, c’est certain. Il faudrait qu’on ait d’abord échangé quelques lettres pour que je me sente libre de t’écrire des choses comme ça. Ou alors peut-être pas. Pourquoi j’attendrai pour te dire ce qui me passe par la tête, ce que j’ai sur le cœur ? De tout façon, je ne sais pas vraiment qui tu es et tu ne sais pas vraiment qui je suis. A moins que…bien au contraire…tu seras la personne qui me connaîtra le mieux. Va savoir.
Dans mon organisation, je photocopierai les courriers que je t’envoie avant de les déposer, au cas où tu répondrais à une question bien précise que j’aurais oubliée t’avoir posé. Je classerai les courriers envoyés et reçus par date. Oui, s’il te plaît, pensons bien à dater nos lettres, c’est essentiel pour cadrer l’espace-temps.
Je pense à t’écrire comme tu le vois, je remplis des pages et des pages de choses que je voudrais te dire, de comment te les dire. J’espère que tu n’es pas trop susceptible, que tu comprendras aussi ce que je dis entre les lignes ? Je consacrerai évidemment quelques paragraphes à te deviner, à te décrire. Je t’écrirai sûrement « tu as 35 ans, je crois ». J’hésiterai à te dire mon âge, le vrai. Je t’avouerai te trouver beaucoup trop jeune pour moi. Ça ajoutera de la distance entre nous, ça éloignera un désir naissant que j’espérerai être réciproque. Tu comprendras que cette correspondance me protègera de toi, de moi, d’un possible nous. Tu valideras que c’est le meilleur moyen de ne pas souffrir en amour. Et puis, tu t’aviseras parce que nous le savons tous les deux, ce n’est pas vrai du tout. Toi comme moi, nous aurons envie d’en savoir plus sur l’autre, nous aurons besoin de nous dévoiler l’un à l’autre. Et puis, oui, j’ose te l’écrire dès aujourd’hui alors que je ne sais rien de toi, nous ferons monter du désir l’un pour l’autre. La frustration prendra le dessus parfois, l’impatience encore plus.
Vois-tu où je veux en venir ? Cette correspondance, le temps qu’elle durera et elle pourra durer toute la vie, sera la meilleure chose qu’il nous sera arrivée à toi comme à moi. Un retour à des émotions pures et simples, pas toujours amoureuses, juste l’expression d’un souffle de vie, d’espoir, d’ouverture au monde. Il y a d’autres moyens me diras-tu mais tu verras que l’attente qu’on installera entre chaque lettre sera savoureuse.
Je me ferai des films, c’est obligé, si tu tardes trop à répondre. Je vais croire qu’il t’est arrivé quelque chose de grave, je vais même imaginer que tu es déjà mort et enterré au cimetière du Père Lachaise à côté de Louise. Louise, c’est ta femme, enfin j’imagine que tu es marié avec plein d’enfants. Que ta tristesse est immense parce qu’elle a perdu son combat et que tu n’as rien pu faire pour l’aider, ni toi, ni les médecins. C’était perdu d’avance. Je t’écrirai pour te remonter le moral, on parlera d’elle, de ce qu’elle représentait pour toi.
Je me cacherai derrière les discussions qui te concernent pour que tu n’en saches pas plus, pas trop sur moi. Tu te rappelleras parfois de ce que je t’avais écrit et tu tenteras « tu pars quand ? ». C’était ça la question, la vraie question. Mais y comprends-tu les sous-entendus ? Je ne crois pas. Tu ne veux la réponse qu’à « quand ». Donc, une date éventuelle. Entre les lignes, j’espérerai que tu me demandes : tu vas où ? Est-ce qu’on y va ensemble ? Pour combien de temps ? Sera-t-on plus heureux là-bas ? Laissera-t-on nos peines derrière ? Tu vois combien de portes cette simple question ouvre dans ma tête. Elle me fait regarder au-delà des frontières.
Je digresse cher correspondant, cher inconnu, cher Simon, chère Sally, cher je n’ai pas encore choisi ton nom.
En fait, je voulais surtout te dire que toute l’inquiétude qui s’accumule dans cette attente longue et infinie s’évapore en une joie éclatante, vibrante lorsque tu verras une lettre dans la boîte postale. Tout s’efface en une seconde magique.
Oui, je sais, c’est daté, c’est surfait, c’est d’une autre époque mais j’aimerais faire revivre des échanges épistolaires avec toi. On s’autorisera peut-être le partage de nos coordonnées, nos vrais noms, notre véritable adresse. Mais, s’il te plaît, même si un jour nous en arrivons là, ne viens pas m’attendre en bas de l’immeuble comme je ne viendrai pas sur le seuil de ta porte. L’autorisation de faire un pas de plus viendra ou ne viendra pas. Respectons chacun ce que l’on peut donner et ce que l’on peut recevoir.
Je pense à t’écrire qu’il faut vivre sans s’arrêter. Lorsqu’on s’arrête, il est trop tard. Tu ne seras sûrement pas d’accord et tu répondras qu’il faut savoir s’arrêter et prendre le temps. C’est d’ailleurs pour cela que c’est à toi et rien qu’à toi que je propose cette correspondance.
Je pense à t’écrire à chaque film que je vois, à chaque expo qui m’a émue, à chaque livre que je termine.
Je pense à t’écrire quand mon cœur saigne et que j’aimerais que tu me prennes dans tes bras juste avec tes mots parce que, j’en suis convaincue, tu sauras trouver les mots qui m’apaisent.
Je pense à t’écrire quand la joie inonde mon corps, mon visage. J’aimerais que tu m’entendes rire et t’entendre rire avec moi.
Je pense à t’écrire lorsque j’ai peur, lorsque l’eau du lac est tellement noire dans le polar qui m’accapare, que j’aimerais que tu me tiennes la main. Tu me dirais « Tout ira bien, je te le promets » et je rirais aux éclats en te disant « bien évidemment, ce n’est qu’un bouquin ! »
Je pense à t’écrire. Souvent. Je pense à t’écrire et je t’aime déjà tellement. Comment est-ce possible ? Tu dois penser que je suis folle.
Je pense à t’écrire et à asperger ma dernière lettre de mon parfum pour te donner un peu de moi. J’espère que tu en feras de même sur ta lettre de réponse et prie pour que tu portes Habit Rouge.
A chaque lettre, je te devine un peu plus. Je confirme des hypothèses, je reviens sur des doutes. Tu t’affines, ton visage se fait plus clair, plus net.
Je pense à t’écrire pour qu’on se rencontre au café mais je crains qu’on ne s’écrive plus jamais après ça.
Je pense à t’écrire pour te donner mon numéro de téléphone pour tromper l’impatience, pour entendre ta voix.
Je pense à t’écrire comme tu n’as pas idée. Même s’il n’y a plus rien à se dire, même si je ne sais plus quoi te dire. Ai-je un puits sans fond de sujets de discussion ? Je ne sais pas. Les silences aussi sont nécessaires pour que la phrase suivante ait plus d’impact, pour reprendre sa respiration.
Je ne sais pas comment terminer, je t’écris, je ne cesse de t’écrire mais je ne t’envoie rien, tout est là, écrit ici mais ça ne part pas chez toi. Parce que je ne fais que penser à t’écrire et je ne le fais pas. Sauter le pas, je ne le fais pas.
Au fond de moi je crie, alors j’écris. Mais pas encore vraiment à toi. Ou peut-être que si.
Je pense à t’écrire. Je pense au choix des mots, à ceux qui nous viennent en tête, au bout du stylo, aux mots qui font de jolies phrases, aux mots qui ne veulent rien dire, ou si peu.
Je pense à t’écrire. Et toi ? Tu penses la même chose que moi ?

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire