Elena s’est assise sur son banc habituel, au parc Montsouris. Elle aimait cet endroit. Il prêtait à la rêverie, et elle avait envie de rêver. Elle se sentait terne, grise comme le brouillard qui gommait les expressions et les couleurs des passants. Elle a pris un papier, elle a écrit ce qui lui passait par la tête. Elle était bilingue. Elle a choisi l’italien, la langue de sa mère. On dit langue maternelle, pas paternelle, non ? Ça a donné trois phrases, en fait trois membres de phrase, commençant par des si. « Si je pouvais partir demain », « si je pouvais oublier mon métier », « si j’étais belle comme Daniela ».
Bref, elle avait envie d’être une autre. Partir demain –pourquoi pas ce soir, dans un train de nuit ? Oublier tout ce qu’elle savait. Devenir belle comme Daniela, c’était difficile, mais être autrement, pourquoi pas ? Arrêter de penser que se maquiller, c’est se cacher, aller voir un coiffeur et lui dire « Faites ce que vous voulez, je veux une coiffure qui aille avec mon visage ». Rien de tout ça n’était impossible. Dans sa langue paternelle, on disait « avec des si on mettrait Paris en bouteille ». C’était idiot, non ? Elle allait prendre ses si à la lettre, elle allait enlever les conditionnels, elle allait se lancer. Il n’y pas du brouillard tous les jours. Elle déchira le papier et jeta les morceaux par terre. Finis, les si. On passait à l’indicatif. Il n’y avait plus qu’à, et elle allait commencer tout de suite.
Il n’y a plus beaucoup de trains de nuit, de nos jours. Elle a pris celui pour Venise. A la gare, elle s’est rendu compte qu’elle allait passer du pays de son père à celui de sa mère, mais elle s’est dit que ce n’était pas un problème. Venise, a-t-elle songé ensuite, ça n’allait pas, c’était un musée, pas une ville. Elle est descendue à Vicence, tôt le matin. Il faisait froid. Le thermomètre d’une pharmacie affichait six degrés, mais pas de trace de brouillard, c’était bon signe. Sa mère était sicilienne, et pour elle ici tout était inconnu. C’était plutôt plaisant, pour se faire une nouvelle vie. Elle n’aurait pas à en recopier une, elle allait en dérober une, une qui soit d’ici.
Elle avait lu des romans où un personnage devient quelqu’un d’autre. Il y en avait un où le héros finit quand même par se faire rattraper par son passé. C’est ce qu’elle voulait éviter. Elle voulait que ça marche. Elle allait fouiner dans ses pensées de petite fille, quand elle avait six ou sept ans, elle y dénicherait sûrement de bonnes idées.
Elle se trouva une petite pension, mangea au restaurant, des pâtes en sauce à la truffe –pas mal, ça, sa mère n’en faisait pas- et commença à faire l’inventaire des questions à résoudre. La fatigue de l’après-midi devenu cotonneux lui ralentissait l’esprit. Elle essaya d’être méthodique.
Le coiffeur et la trousse de maquillage, c’était la partie facile. Oublier tout ce qu’elle savait, il ne fallait pas exagérer quand même, elle allait oublier ce dont elle se servait, et se servir du reste. Et partir, c’était déjà fait. Un objectif sur trois, bon début.
L’été est arrivé assez vite. Elle s’était trouvé un look années vingt –du vingtième siècle, s’entend : des robes un peu courtes, une coiffure garçonne, un rouge à lèvres d’un vermillon dont elle se serait crue incapable. Elle avait jeté l’informatique aux orties et vivotait, agréablement à son goût, de sa connaissance du français : des traductions, un petit contrat à l’Office du tourisme, quelques cours particuliers pour des lycéens qui étaient assez fous pour apprendre sérieusement une autre langue que l’anglais.
A sa propre surprise, son nouveau look plaisait. Déguisée en jeune femme libre et apparemment sûre d’elle, elle séduisait les hommes sans même le vouloir. Qu’elle soit à moitié française, une trace de l’ancienne Elena qu’elle mentionnait lorsqu’elle se présentait, ajoutait de l’exotisme à son style. Les Italiens n’aiment pas toujours les Français, mais une demi-Française, ça avait l’attrait du mystère.
Malheureusement les hommes ne lui plaisaient pas trop, dans cette ville. Peut-être parce qu’ils faisaient tout un cinéma pour retenir l’attention : on avait l’impression qu’ils se donnaient en spectacle sur la scène du théâtre baroque de la ville. Etait-ce sa faute à elle ? Lui manquait-il encore quelque chose pour entrer dans sa nouvelle peau ? En fait, le seul qu’elle avait vraiment remarqué n’était pas italien, il s’appelait Karl et il était viennois. L’Elena vicentine avait-elle vraiment le droit de s’enticher d’un Viennois ? Peut-être, après tout. Lui-même disait que Vienne était la ville la plus méridionale d’Autriche, avec ses cafés et ses bavardages pour le plaisir de bavarder.
Quand ils s’étaient rencontrés, elle avait eu l’impression bizarre de croiser un fantôme. C’était absurde comme idée. D’abord, elle ne croyait pas aux fantômes, évidemment, et même si… Même si ça existait, elle n’avait connu personne qui soit décédé et qui ait pu, jeune, ressembler à Karl. Bon, de toute façon, par la suite, il s’était confirmé qu’il était fait de chair et d’os.
Karl avait étudié l’architecture en Autriche, puis avait fait de nombreux séjours à l’étranger comme étudiant Erasmus, et aussi en stage. Il parlait un bel italien plutôt musical, avec un léger accent, et plus tard il espérait travailler en Italie. Il avait obtenu un petit contrat à Vicence, il trouvait ça génial, en plus il était fanatique de Palladio. Il était plein d’humour, il parlait de l’Italie avec recul mais sympathie, et il était charmant avec son visage de hippie chevelu, attardé et bienveillant, ce qui ne gâtait rien. Bref, il lui plaisait.
A la fin de l’année, le contrat de Karl allait arriver à échéance. Ils parlaient parfois d’avenir, mais ça restait flou. Voulait-elle un avenir autrichien ou italien ? C’était compliqué, il y avait des arguments en faveur des deux. Elle avait peur d’abandonner la nouvelle Elena en quittant Vicence, de briser le projet qui l’avait amenée là. Mais Vienne, c’était nouveau aussi, et c’était larguer les amarres une deuxième fois.
La conversation devenait inévitable. Karl prit les devants, et l’invita à dîner sur la place aux Herbes, dans un restaurant à terrasse couverte, fermée l’hiver par une immense verrière, d’où on voyait la basilique et le lion de Venise illuminés. Après les antipasti, elle avança prudemment vers l’hypothèse viennoise.
C’est alors que Karl éclata de rire. « Est-ce que tu te moques de moi depuis le début ? », demanda-t-il. Elle était interloquée. « Essaie de m’imaginer sans barbe et avec les cheveux très courts ». Non, elle n’y arrivait pas. « Et avec beaucoup plus d’accent germanique », insista-t-il, passant de l’italien au français.
Illumination, le fantôme prit corps. Elle l’avait connu. Enfin, l’ancienne Elena l’avait connu. Pas bien, mais elle l’avait croisé plusieurs fois chez des amis communs. C’est vrai qu’en jeune architecte bon chic bon genre il avait déjà du charme. Et à l’époque en effet, son français plutôt laborieux était lourdement germanique. Mais le prénom, ça aurait dû être un indice, quand même. « Non, presque personne ne m’appelait Karl. Quand j’étais enfant, une de mes grands-mères m’appelait Luzzi, je ne sais pas où elle était allée chercher ça. Un jour je l’ai raconté à ma petite amie de l’époque, elle a dit qu’elle trouvait ça trop mignon. Ça s’est répandu, et pour les amis je suis devenu Luzzi ». Et forcément, il ne parlait jamais italien, à l’époque, puisqu’il était en France.
C’était normal que la situation le fasse rire, évidemment, et dans une pièce de théâtre elle aussi aurait trouvé ça drôle. Mais là, pas du tout. Lui revenait à l’esprit le personnage de roman italien auquel elle avait pensé au parc Montsouris, celui qui était rattrapé par son passé. Patatras, elle aussi. Ou peut-être pas, quand on y réfléchissait ?
« Vienne, donc ? », dit-elle.