L’atelier de l’ombre

Les yeux fermés. Ecoutez le silence. Les oreilles bouchées. Regardez tout autour. La bouche close. Respirez un grand coup. Le nez pincé. Parlez avec une autre voix.
Venez écrire, sans inspiration, avec un stylo qui n’a plus d’encre et un cahier aux pages déjà bien remplies. En restera-t-il assez pour écrire une histoire lors d’un après-midi cotonneux ?
Les yeux fermés. Ils écoutent le silence. Ils entendent le sang circuler dans leurs veines, leur cœur qui donne le rythme et la pulsation. Les mains sur les oreilles, ils se scrutent les uns, les autres. Ils sont assis en rond, par terre, en tailleur, comme lorsqu’ils jouaient à la chandelle quand ils étaient enfants. Certains baissent le regard lorsqu’ils croisent d’autres yeux, d’autres rougissent, d’autres encore fixent, se toisent pour voir qui lâchera le premier.
On leur a demandé de ne gérer qu’un seul sens à la fois, personne n’ose sourire en regardant l’autre. Tous trichent à leur manière, des sourires se lisent dans les yeux, des agacements, des impatiences aussi.
Ils peuvent enfin respirer, par le nez uniquement. De longues inspirations, de bruyantes expirations. A peine l’air sorti de leurs poumons et de leur cloison nasale, ils doivent boucher leurs narines. Il est temps pour chacun de se présenter, de faire un tour des prénoms. Pierre commence en se redressant un peu pour avoir un peu plus d’air ; Emma poursuit ; sa copine Alex se lance aussi. Allez encore quelques personnes qui n’ont pas encore dit leur prénom avec une voix de canard : Romain, Micheline, Elena, Adrien et Gabriel.
Ça y est, le tour complet est fait, un panel représentatif : des hommes, des femmes, de tout âge ou presque. Emma jette un œil à Alex. Alex lève les yeux au ciel. Interprétez : dans quoi tu m’as embarquée, Emma, franchement ? Ça faisait déjà un bon quart d’heure qu’elles étaient là, Emma lui avait vendu un super atelier écriture, bien-être, yoga…un atelier tout en un !
Une ombre, un fantôme s’est glissé derrière eux, laissant dans leur dos, non pas un mouchoir, mais des objets qu’il fallait absolument prendre un par un. Gabriel se lance le premier, il prend une gomme. Pierre sort une règle. Elena, un stylo plume. Romain, du papyrus. Emma, taquine, un stylo Bic. Micheline et Adrien, des morceaux de papier de couleur différente. Et Alex, rien.
Elle veut se tourner pour regarder dans son dos, elle entend un « tut tut tut ». Et puis, plus rien.
Chacun son tour peut désormais s’exprimer et expliquer en quoi l’objet pioché est pertinent. Pertinent ? Pertinent ! Le sang d’Alex ne fait qu’un tour. En quoi « rien » c’est pertinent ? se dit-elle.
Le tour commence. Gabriel tente en tripotant sa gomme avec des doigts agiles : pour effacer des traces de mon passé. Micheline et Adrien à l’unisson : pour mettre de la couleur dans nos vies. Elena, d’une voix fluette : pour laisser glisser l’écriture. Emma réplique : pour écrire sans rature. Romain essaie sans conviction : pour m’appliquer et laisser un héritage. Et Alex ?
Alex n’a ni le temps de hausser les épaules ni celui de sortir une syllabe. L’ombre se faufile à nouveau parmi les participants. Tous en même temps, ils piochent un crayon à papier, sauf Alex, décontenancée. L’ombre dépose un autre objet. Ils tâtonnent tous pour trouver un taille-crayon. Sauf Alex qui n’a toujours rien.
L’ombre glisse encore et dépose à chacun un cahier, un cahier différent. Pierre en a un grand gris à grands carreaux Reyes ; Emma un petit carnet, tout petit sur lequel elle peut écrire un mot voire deux par page ; Gabriel, un cahier épais à pages blanches, sans ligne ; Elena, un cahier rose poudré Moleskine avec des lignes à peine tracées ; Adrien, un bloc-notes avec des petits carreaux ; Micheline, un carnet à couverture rigide, couvert de fleurs comme si elles avaient été brodées dessus.
Et Alex ? Toujours rien.
Son corps s’emmêle, ses épaules s’affaissent tout en voulant se redresser pour ne pas se laisser démonter par la situation. Elle croise les bras, que l’ombre passe ou pas derrière elle, qu’elle dépose finalement quelque chose, elle ne cédera pas. L’ombre ne veut pas qu’elle joue, qu’elle participe à l’atelier, soit, elle boude.
Les autres participants feuillettent leur cahier, taillent leur crayon. Certains mordillent l’extrémité, d’autres le balancent en équilibre entre l’index et le majeur. Romain le glisse derrière son oreille, pose ses deux mains derrière lui et fixe le plafond. Des cahiers sont posés sur les genoux, d’autres sur le sol. Ils sont fermés, ouverts à la première page ou en plein milieu.
Alex les observe tous tour à tour puis elle ferme les yeux, elle écoute le silence qui s’est installé. Elle cherche à faire le vide dans sa tête, elle prend le temps de ne pas comprendre, de ne pas vouloir comprendre.
Ça s’agite un peu autour d’elle. Elle entend des mines glisser sur du papier, des ratures s’appuyer, des pages se tourner. Elle bouche ses oreilles, ouvre les yeux. Ils sont tous affairés. Ses lèvres sont pincées, si fort que ça lui fait des crampes aux joues. Elle expire par le nez, nerveusement, avec toute la colère contenue, comme un taureau devant lequel on agite un foulard rouge sang.
Elle sent l’odeur du café, ils ont tous un gobelet fumant devant eux. Ils ne boivent pas tellement ils sont inspirés par l’atelier et cette drôle de journée. Pour ne pas être tentée par un bon café, elle se bouche le nez. Elle n’a pas osé dire que l’ombre l’avait oubliée là aussi.
Ils sont venus écrire, ils sont venus à un atelier prometteur. Alex se demande s’ils ont remarqué qu’elle n’a rien eu. Même sa copine Emma a l’air de s’amuser. Sans elle. Elle continue à les observer. Il manque du lien. Il manque du liant. Ils sont tous dans leur bulle, le nez dans leur cahier, le crayon à la main. Elle les observe dévoiler leur monde intérieur. Elle n’a pas besoin de savoir ce qu’ils sont en train d’écrire. Elle le devine.
Elle se demande soudain si, comme tout atelier qui se respecte, ils vont lire chacun leur production du jour. Elle se met à paniquer. En effet, c’est la seule à n’avoir rien écrit. Absolument rien.
Le sablier relâche son dernier grain. Le temps est écoulé. L’ombre frôle l’épaule de Micheline qui se met à lire d’une voix douce les lignes de son cahier fleuri. L’ombre touche le bras d’Adrien. De sa voix encore en mue, il récite. L’ombre pose sa main sur celle d’Elena. Avec un léger accent d’un pays peut-être lointain, elle roule tous les r de son texte. L’ombre fait une tape dans le dos de Gabriel. Il se racle la gorge, souffle un bon coup et marmonne. L’ombre donne un coup de coude à Emma. Elle part d’un rire nerveux, regarde tout le monde puis conte son histoire pour enfants. L’ombre fait une pirouette devant Romain. Il déroule son œuvre avec un point final ferme et définitif. L’ombre pose ses mains sur les épaules de Pierre. Il lit tout d’un trait, en apnée, sans même une respiration.
Et Alex ?
Jusqu’à ce qu’elle quitte ce lieu, il n’en sera rien. Personne n’a attendu son histoire, personne pas même sa copine qui l’a traînée ici. Alex est plutôt fière d’elle malgré tout, elle a réussi à rester calme et surtout elle a deviné les histoires de chacun, le style qui allait en sortir, les touches d’humour, les passages angoissants, les suites au prochain épisode.
L’atelier est fini. Elle a passé l’après-midi plus ou moins au chaud, assise en tailleur dans une ronde où elle n’a pas existé. Et pourtant, elle ressent quelque chose de libérateur d’avoir été témoin de la mise en place de la créativité chez les autres.
Elle quitte les lieux sans saluer les autres, pas même sa copine Emma. Pour ne pas déranger. Pour juste partir et vivre sa vie.
Elle déambule dans les rues de Paris, la nuit ne va pas tarder à tomber. Elle aime cet entre-deux. Le matin, elle ne se lève pas assez tôt pour le voir. Six heures du matin, c’est vraiment trop tôt. L’avantage en hiver, c’est qu’elle a une chance de vivre cet entre-deux deux fois dans la journée parce que le jour traîne autant qu’elle sinon plus le matin.
Elle s’arrête à un café pour prendre un chocolat chaud, le serveur lui apporte avec un extra de mousse. Elle lui sourit, il lui fait un clin d’œil compréhensif. Elle boit doucement tout en faisant bien attention à se laisser une moustache, le plus longtemps possible.
Quand elle finit sa tasse, elle se lèche la lèvre supérieure d’un coup de langue gourmand.
Elle laisse un pourboire conséquent et continue son chemin. Elle resserre son foulard, remonte le col de son manteau. Le froid s’est invité d’un coup d’un seul sans prévenir. Plus personne ne l’attendait. Alex souffle dans ses mains pour se réchauffer, l’effet du chocolat chaud s’est dissipé.
Elle fait le code de son immeuble, pousse la porte. Elle se faufile dans la cage d’escalier et monte tranquillement. Elle n’est pourtant pas fatiguée. Son téléphone vibre. Un message d’Emma : « T’as vu c’était cool, non ? » Elle répond avec un émoji pouce en l’air.
Arrivée devant sa porte, elle cherche ses clefs dans son sac. Elle vide son contenu sur le paillasson car elle ne les trouve pas. Elle soupire en remettant son bric-à-brac dedans. Elle cherche à tout hasard dans ses poches. Elle sent ses clefs mais aussi tout autre chose. Elle enfonce la clef dans la serrure et replonge la main dans sa poche. Elle en sort un papier presque déchiré sur lequel est écrit :
« Aujourd’hui, tu n’avais besoin de rien, c’est pour ça que je ne t’ai rien donné. Tu avais juste besoin d’être là, d’observer. Tu ne le sais pas mais tu as été l’inspiration du groupe. Je te remercie pour ta participation. »

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2 réponses à L’atelier de l’ombre

  1. Michel M dit :

    J’adore le titre, quand on y réfléchit c’est à la fois l’Ombre de l’atelier et l’Atelier de l’ombre.
    A la lecture en continu, la progression dramatique est vraiment séduisante. On entre très tôt dans le fantastique, mais rien ne laisse attendre la chute, qui oblige à se reposer la question de l' »inspiration ».
    Bien joué!

    • Marija D dit :

      Merci Michel pour ton retour.
      Effectivement, j’ai hésité pour l’attribution de la majuscule, et puis, je me suis dit que tout laisser en minuscule permettait de choisir où on la mettait selon l’humeur du moment, de laisser fluctuer cette ou ces majuscules.

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