Le journal intime

LE JOURNAL INTIME

 

Après les guerres on reconstruit. Il en a toujours été ainsi. Et, bien sûr, on ne pense pas qu’un jour on détruira à nouveau. Des maisons et des palais du centre historique il ne reste aujourd’hui, dans certaines rues, que des façades calcinées. Mais beaucoup ont bien tenu, comme si l’histoire ancienne résistait mieux que le présent.

Chez nous, le gouvernement a eu une idée de génie : vous pouvez racheter une maison ancienne endommagée pour la couronne symbolique, mais en dix ans vous devez remettre le bâti dans l’état antérieur, sous peine d’expropriation.

Mon métier, c’est précisément restaurateur de bâtiments. Un peu profiteur de guerre, je vous le concède, mais utile, vous n’en disconviendrez pas. Un aspect excitant de mon travail, c’est qu’on trouve des objets. Je ne vole jamais une pièce coûteuse, mais il m’arrive d’emporter des objets à valeur sentimentale. Il y a quelques mois, chez la veuve Stejn qui va se réinstaller dans sa propre maison rachetée par un chef d’entreprise, j’ai trouvé une enveloppe bleu pâle, de la taille d’un paquet cadeau.

J’ai ressenti ce petit pincement au cœur qui précède les découvertes. J’ai déchiré l’enveloppe d’un geste sec, après une assez longue hésitation. On a beau faire un métier qui vous met en face des horreurs, ce n’est pas rien d’entrer dans l’intimité des gens.  Mais je ne pouvais pas m’en empêcher, manifestement.

C’était un carnet à couverture de tissu, muni d’un fermoir. Il avait miraculeusement échappé à l’incendie. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à Anne Frank. Sur l’enveloppe il y avait de petites taches de sang séché, pas assez pour laisser croire que le propriétaire avait été mortellement frappé.

J’ai manipulé le fermoir. Mon intuition était juste : c’était un journal intime. Le soir était tombé. Le ciel était du gris anthracite qui précède les orages, mais je ne l’ai pas trouvé pesant. Il y avait un grand pan jaune, bizarrement triangulaire, qui rassurait. J’ai décidé que la journée était finie, et j’ai ramené le journal à la maison.

Femme ou homme ? Ou peut-être plutôt, fille ou garçon ? J’ai parié sur une fille. Statistiquement, elles écrivent plus de journaux intimes. J’allais vite savoir, bien sûr, mais j’avais envie de deviner sans lire. L’écriture avait de grands jambages et une belle régularité, j’ai pensé que cela plaidait pour une adolescente. Deux pages, quelques adjectifs au féminin et un élan de spontanéité parfois naïve ont confirmé mon hypothèse.

Je n’ai pas voulu lire très vite. J’avais envie de m’imprégner du personnage, de jouer à faire des supputations, de les voir confirmées ou infirmées et, espérais-je, de prévoir la suite de mieux en mieux, jusqu’à me représenter la jeune fille en chair et en os. Le journal était épais, il se lisait comme un roman et pourtant j’ai résisté à la tentation d’aller au-delà de trois ou quatre pages par jour.

L’horreur : c’est ce qu’elle a cherché à décrire, à disséquer jusqu’à, peut-être, pouvoir l’affronter. Au début de la guerre, elle était une adolescente sportive dont une photo en jupe plissée m’a sauté aux yeux, plaquée entre deux pages. Elle y sourit sans arrière-pensée, une amie lui a posé la main sur l’épaule et on sent que les deux jeunes filles sont à peine effleurées par les désordres de leur âge.

Les premiers jours, elle traverse une sorte d’état de choc. Elle écrit qu’elle n’aura pas le courage de faire face. Les hostilités ont commencé en septembre, et début novembre, elle ne voit pas comment arriver au bout de ce mois qu’elle hait par-dessus tout, celui où il y a le moins de lumière, où le marronnier de la rue a l’air mort et où les façades des palais jamais ravalés sont le plus noires.

Au début des pages de décembre de la première année, j’ai trouvé une photo de groupe avec des prénoms au dos. Elle s’appelait Ludmilla. « S’appelait » : d’abord j’ai pensé cette phrase à l’imparfait, et tout à coup je me suis rendu compte que Ludmilla n’était peut-être pas morte et que le présent était plausible.

Le lendemain du jour où j’ai identifié le prénom, j’ai mis une annonce dans les Dernières Nouvelles de K., pour restituer le journal à sa propriétaire. Tout le monde lit le quotidien de la capitale, et les petites annonces, espoir de logement, d’emploi, de meubles d’occasion, ne sont pas les pages les moins regardées. Si Ludmilla était vivante, ma démarche pouvait aboutir. Elle allait m’en vouloir d’avoir lu son journal, naturellement, d’autant que j’en aurais  certainement achevé la lecture avant de le lui rendre. J’aurais pu ne rien faire, donc, mais l’annonce répondait à une impulsion que je n’ai pas voulu réprimer. En fait, je n’y ai même pas pensé. Un trimestre a passé depuis, et j’ai renouvelé l’annonce le premier de chaque mois.

C’est au début de la deuxième année de guerre qu’à la fois les descriptions des désastres se font plus nombreuses et précises, et que l’on sent que Ludmilla prend le dessus. Elle a beaucoup subi, pourtant, et un soir elle dit qu’elle n’a plus de larmes pour pleurer.

En fait, elle n’est pas la fille de la veuve Stejn, mais celle d’une amie qui a quitté la capitale après la guerre pour rejoindre sa famille à la campagne. Un soir, on a raconté à Ludmilla comment son père était mort, fauché par une rafale à l’autre bout de la ville. Sa mère, après un bombardement, est devenue aveugle, et elles ont alors été recueillies par la veuve. Ludmilla s’est accrochée à des souvenirs de son père, qu’elle décrit l’oreille collée à la vieille radio familiale qui débite de l’opéra, la cicatrice de la guerre précédente bien visible sur la mâchoire.

Elle résiste. A un moment, elle explique que c’est un instinct animal. Dans une autre page, elle raconte longuement un rêve qui a dû être une planche d’espoir. Elle est dans sa rue, mais la rue n’est plus pareille. Les façades baroques sont comme gondolées et peintes de couleurs vives. Elle avance à la vitesse d’une voiture, mais il n’y a pas de voiture. Elle décide de s’arrêter, puis se ravise. Elle court, et à chaque foulée elle vole, de plus en plus longtemps et de plus en plus haut, au point de voir la ville de songe comme un oiseau.

J’ai fini le chantier Stejn bien avant d’avoir tout lu. Par la suite, chaque fois que sur un nouveau lieu de travail j’ai poussé une de ces vieilles portes déglinguées qui donnent sur on ne sait quoi, j’ai eu un moment d’hésitation et j’ai imaginé Ludmilla derrière. Il paraît que la police a des experts et des logiciels qui sont capables de construire plusieurs visages plausibles, et même plusieurs corps plausibles d’un être humain à partir d’une photo, des années voire des décennies après qu’elle a été prise. Je les enviais, j’aurais aimé parvenir à ce résultat mentalement, sans ordinateur. Plusieurs fois j’ai regardé les deux photos pour jauger l’âge actuel de Ludmilla, une vingtaine d’années vraisemblablement, et tenté de me la représenter.

Avant-hier, elle a téléphoné. Je l’ai rencontrée hier après-midi. Rien à voir avec l’allure de l’adolescente sur la première photo, j’aurais dû m’y attendre. Longue jupe haut fendue, visage ni beau ni laid, un air plus latin que slave, du caractère – une jeune femme un peu lointaine que j’aurais pu remarquer, ou non, dans la rue. Je me suis senti comme un auteur qui rencontrerait son personnage et aurait l’impression de s’être trompé sur toute la ligne. Je ne sais pas encore si je vais tenter de l’inviter à déjeuner.

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