L’histoire d’un prénom

L’histoire d’un prénom est chargée. Elle dit d’où l’on vient, elle raconte la vie, elle est portée par un individu unique. Et même si certains ont le même prénom, aucun n’a pourtant la même histoire. Il y en a qui traversent les saisons, d’autres qui marquent une époque, d’autres disparus de la circulation parce que trop connotés dans l’histoire commune.
Est-ce difficile de donner un prénom ? Est-ce difficile de le choisir quand on change de région, de religion, d’adhésion ?
L’histoire d’un prénom rappelle des souvenirs, des émotions, des parfums.
A chaque histoire qui débute, il est essentiel de savoir de quoi il retourne. Tania a lu les premières pages du livre. Sur la deuxième de couverture, c’est écrit au crayon à papier, Joseph, 6ème B. C’est presque illisible, presque effacé. Tania aurait aimé que le livre lui raconte l’histoire de ce Joseph qui a eu ce livre entre les mains bien avant elle.
Elle ne se souvient plus des premières lignes lues, il lui faudra peut-être les relire pour entrer dans l’histoire. Pour le moment, elle refuse de s’y replonger.
Elle prend son cahier de brouillon et écrit à l’encre violette, puis à l’encre turquoise le prénom Joseph. Elle s’applique, elle délie les lettres, insiste sur la majuscule. Elle cherche un feutre d’une autre couleur. Elle pioche le gris. Elle hésite. Elle craint de mettre du gris, de la tristesse dans la vie de Joseph. Elle pioche un autre feutre, elle ferme les yeux, elle espère piocher du rose.
Son chat passe entre ses mollets. Ça la chatouille. Elle en fait tomber le feutre qui glisse derrière son bureau.
Sa mère l’appelle. C’est l’heure du goûter.
– Alors, ma chérie, il est bien ton livre ?
– Je ne sais pas, j’ai pas vraiment commencé.
– Et tu dois le lire pour quand ?
– La prof a dit pour lundi.
– Il y a beaucoup de pages ?
– Maman, tu sais d’où il vient le livre ?
– Non, pas vraiment, je l’ai pris d’occasion, il n’y en avait plus en stock. Le libraire l’a trouvé au fin fond de sa boutique.
– Ah, c’est dommage. Tu crois que le libraire saurait ?
– Peut-être. Pourquoi tu demandes ça ?
– Pour rien. Comme ça.
Un court silence s’installe. Un bruit de vaisselle le rompt.
– Tiens, mon chat, c’est la boisson du jour. Tu m’en diras des nouvelles.
– C’est quoi ?
– Devine un peu.
– Du lait chaud, bien mousseux. Tu as mis de la crème chantilly. C’est joli comme c’est présenté. Attends je fais un trou pour goûter dessous.
– Tania creuse son île de chantilly flottante. Elle sirote le lait chaud.
– Ça a un autre goût que le cacao, dit-elle.
– Oui, c’est vrai. Tu aimes ?
– C’est différent. J’aime bien les vermicelles de toutes les couleurs sur la chantilly.
– Et pourtant, ça n’a pas de goût, c’est juste pour faire joli.
– Le lait a un goût de noisettes, pas trop de chocolat et puis il y a une odeur qui me monte au nez.
– Ah bon ? Tu n’aimes pas ?
– Ben en fait, c’est un peu compliqué de savoir si on aime si on ne sait pas ce que c’est.
– Goûte. Tu verras. Je te prépare une tartine en attendant.
– Ça rend le lait tout marron ce que t’as fait. Ça donne pas vraiment envie.
– Ferme les yeux alors et trempe les lèvres.
Daria tranche la baguette bien fraîche et croustillante. Elle enlève un peu de mie qu’elle pose à côté de Tania. Elle beurre généreusement. Elle hésite à mettre du miel ou de la confiture. Elle penche finalement pour la confiture. Dans le frigo, elle en a à la cerise griotte ou à la figue.
Tania s’installe dans le canapé, s’enroule dans le plaid. Elle a encore le goût du lait parfumé sur les papilles. Son livre est posé sur ses genoux, elle lit le titre sans vraiment le voir. Elle s’attarde sur les marques de pliure, comme de petites fissures sur la couverture. Elle remarque sur les pages jaunis une auréole sur la tranche.
Qu’a bien pu faire Joseph avec son livre ? A-t-il renversé le lait chaud que sa mère lui avait préparé ? A-t-il réussi, lui, à lire ce livre pour l’école ?
Tania se décide enfin à reprendre sa lecture. Elle se convainc qu’elle partagera ce moment avec Joseph. A chaque scène, elle se demande comment il a réagi, ce qu’il a compris de l’histoire. Elle se demande parfois si l’histoire est tirée d’une histoire vraie. Ça lui fait peur parfois de le penser car elle a l’impression de s’enfoncer dans la forêt pour se perdre. Si l’histoire est vraie, elle est terrifiante, elle ne s’en sortira pas vivante. Si l’histoire est inventée, elle retrouvera le chemin semé de petits cailloux.
L’histoire ne lui plaît pas tant que ça. Son esprit est confus. Joseph réapparaît distraitement sur des pages : une croix en début de paragraphe, des crochets en milieu de ligne, des mots soulignés.
Tania se demande s’il n’a pas compris ces mots, s’il a cherché dans le dictionnaire, ce qu’il a trouvé comme définition. Elle se dit qu’ils se seraient sûrement compris puisqu’elle ne comprend pas les mêmes mots que lui, elle s’arrête de lire en même temps que lui. Elle le remarque aux pages cornées. Ils en ont eu assez aux mêmes moments.
Elle est certaine qu’il a aussi râlé contre sa prof de français, contre ce choix de lecture obligatoire dont elle ne se souviendra pas dans quelques années.
Ce dont elle est certaine, c’est qu’elle se souviendra de Joseph.
Tania s’endort le livre ouvert à ses côtés. Elle s’est fait la promesse d’aller voir le libraire pour en savoir plus.
Elle se réveille avant le jour, elle ne fait pas un bruit, elle s’habille chaudement, elle attrape une banane et part avec son cartable sur le dos.
La librairie est fermée, il est encore trop tôt. Elle pose ses mains sur la vitrine et appuie son front. Elle déchiffre les titres de tous les livres exposés. Elle essaie d’en deviner le contenu. Que cachent les feuilles mortes ? Drôle de titre, se dit-elle. Sur le bandeau, en grandes lettres blanches, il est écrit prix de littérature étrangère.
Elle cherche le prix des lycéens. Elle suppose que ça lui parlera plus, que ça lui plaira plus. Rien en vitrine. Elle se demande si le prix a déjà été décerné cette année.
Elle entend une clé tinter tout près. Le libraire a un gobelet fumant à la main et de l’autre, il ouvre machinalement la porte. Il entre, allume les lumières, passe directement en réserve. Il n’a pas vu Tania entrer. Il ressort un carton dans les bras. Il la salue. Elle répond timidement.
– Tu cherches quelque chose en particulier ? lui demande-t-il.
– Oui, je crois. Je ne sais pas si vous pouvez me renseigner.
– Dis toujours.
– Ben voilà, ma mère est venue il y a quelques jours et elle vous a acheté un livre d’occasion.
– Oui, je me souviens bien, on est en rupture de stock sur ce livre. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi car ce n’est pas le roman du siècle. Il y a tellement d’écrits beaucoup mieux réussis.
– Oui, je suis d’accord. Mais en fait, je voulais savoir si vous connaissiez Joseph.
– Joseph ?
– Oui, Joseph, 6ème B, c’était son livre.
– Désolé, mon petit, ça ne me dit rien.
– Ah c’est dommage, je suis sûre que c’était un garçon sympa.
– Attends, je vais voir dans le carton s’il y a d’autres informations.
Le libraire s’éclipse et revient avec un carton tout poussiéreux.
– Regarde là-dedans si tu veux pendant que je m’occupe de la réception de mes commandes.
Tania fouille, manque d’éternuer plusieurs fois. Sur certains livres, la même écriture en deuxième de couverture et toujours Joseph. Sur d’autres, un espace vide, et d’autres encore avec des prénoms différents. Elle ne récupère que ceux avec Joseph écrit dessus. Dans un livre d’histoire, il y a le cachet d’une école. Joseph est allé au même collège qu’elle.
Tout à l’heure, elle demandera à la gardienne si elle peut l’aider.
Avant de partir, elle remercie le libraire et lui demande :
– A tout hasard, vous avez le nouveau prix des lycéens ?
– Oui, je l’ai mais il est dans ma commande, je ne sais pas dans quel carton il est. Repasse après tes cours, tu veux bien ?
– Ok, merci Monsieur, bonne journée.
Tania sautille jusqu’à l’école. Elle est très en avance. Ça la change. D’habitude, elle arrive en courant et la gardienne referme le portail juste derrière elle. Là, elle prendra le temps de parler avec elle avant que ça sonne. Elle arrive tout sourire, la gardienne vient à peine d’ouvrir les portes.
– Bonjour Madame.
– Tiens, bonjour Tania, bien matinale aujourd’hui.
– Oui c’est vrai…Je peux vous poser une question.
– Bien sûr.
– Ça fait longtemps que vous êtes gardienne dans ce collège ?
– Oh la la, si tu savais.
– Alors vous connaissez peut-être Joseph.
– Joseph ?
– Oui, Joseph, 6èmeB.
– Tu sais des Joseph, il y en a eu quelques-uns.
– Oui mais peut-être pas tous en 6èmeB.
– C’est vrai. Attends je vais réfléchir. Je te dirai ce soir si j’ai retrouvé.
Tania entre dans la cour encore bien silencieuse. Le bruit s’installe au fur et à mesure. La cloche sonne. Tania monte en classe. Elle n’écoute rien de la journée, ni les profs, ni sa copine qui lui raconte qu’elle est amoureuse de Sacha.
– De qui ? se reprend Tania.
– De Sacha.
– Ah bon ? Mais tu lui as déjà parlé ?
– Ben non mais il est mignon, tu trouves pas ?
– Ouais bof, si tu le dis.
La cloche sonne. C’est enfin la fin de la journée. La gardienne lui a promis de voir pour Joseph. Tania court la rejoindre.
– Alors ?
– Alors j’ai trouvé ça, c’est tout.
– Une photo de classe ?
– Oui.
– Et alors, il était gentil Joseph ?
– Un peu timide mais un bon petit gars au fond.
– Merci Madame, bonne soirée.
Tania a vu le visage de Joseph, 6ème B. Elle l’avait imaginé presque pareil.
Elle s’arrête devant la librairie. Elle entre. Le libraire n’attend même pas qu’elle lui adresse la parole :
– Tiens, j’ai trouvé dans mes cartons le prix des lycéens.
– Le secret ?
– Oui, c’est un joli titre, tu ne trouves pas ?
– Oui, c’est étonnant…Vous savez, Monsieur, ma mère m’a toujours dit que si on inversait deux lettres dans mon prénom, ça voulait dire secret.
– Ah, l’histoire des prénoms, il y a toujours une dose de magie dedans. Tiens, je te l’offre. Tu m’en diras des nouvelles.
– C’est marrant, Maman dit ça souvent aussi quand elle fait des expériences culinaires, pense Tania. Merci, Monsieur, c’est gentil. Très bonne soirée.
Arrivée à la maison, Tania s’enfonce dans le canapé, sous un plaid, et lit d’un trait Le Secret. Le personnage principal s’appelle Joseph et quelque part au fond d’elle, Tania se prend à croire que c’est l’histoire de Joseph, 6ème B, sa vraie histoire.
Sans un bruit, sa mère lui pose une tasse de lait chaud avec du cacao, des mini-marshmallows qui flottent dedans et une pincée de cardamone. Elle lui fait un bisou sur le front.
– Maman ?
– Oui mon cœur.
– Pourquoi je m’appelle Tania ?
– Parce que si on inverse deux lettres, ça veut dire secret.
– Mais en quelle langue, Maman ?
– Une langue qui vient du cœur, mon ange.
– Et ton prénom, il veut dire quelque chose ?
– Oui sûrement, évite-t-elle.
– Et pourquoi tu voulais que mon prénom se rapproche de secret ?
– Parce que l’amour est le sentiment universel le plus secret au monde.

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2 réponses à L’histoire d’un prénom

  1. Aliette S dit :

    Merci pour ce très beau récit qui sonne comme une petite nouvelle. Ce glissement de l’intérêt obligé pour le livre à lire pour l’école vers l’intérêt pour l’histoire du garçon qui porte le prénom noté à l’entrée du livre, vers le prénom du héros et le croisement avec le mot secret, c’est inventif et formidable.
    Merci
    Aliette

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