L’homme est attablé devant la paroi vitrée de Chez Mina, bar à cocktails et vins fins, comme le précise l’ardoise bien en vue renouvelée quotidiennement. Il a commandé la boisson du jour, seul moyen pour lui de déguster un nouveau mélange, car depuis le temps il connaît tous les cocktails de la carte.
Égaré dans quelque pensée évanescente, il parcourt machinalement les murs du regard. Il s’arrête un instant sur une des décorations du bistrot, un tableau hyperréaliste figurant un zèbre. Puis le cocktail arrive, il est bleu mers du Sud. On a beau savoir que c’est l’effet du curaçao, ça fait toujours rêver. Il jette un coup d’œil vers l’arrière, la tenancière officie au bar. Car mentalement, il l’appelle encore souvent la tenancière, une catégorie confuse et fourre-tout, c’est vrai, mais adaptée à cette femme pour lui insaisissable, dont les contours se dérobent quand il croit les cerner. Sans compter l’histoire du prénom.
Un jour il lui a demandé son prénom, tant il lui semblait évident que Mina était au minimum un diminutif, plus probablement une simple appellation commerciale. Eh bien, en réponse elle lui avait demandé de l’appeler Mina, comme tout le monde. Non, ce n’était pas son vrai prénom, mais tout le monde la nommait ainsi, ça mettait un peu d’intimité. En y repensant il aperçoit en face du zèbre ce tableau qui ne change jamais, un portrait de femme un peu désordonné, un collage en fait, qui inclut un papier découpé brunâtre portant l’inscription « Mina » calligraphiée en lettres argentées.
Le personnage de Mina l’a toujours aimanté, il est obligé de l’admettre. Il ne résiste pas la tentation de tendre l’oreille discrètement, surtout les jours où il vient seul, juste pour profiter de l’ambiance, des tableaux, des couleurs des boissons, du charme des clientes. Au téléphone Mina parle souvent une langue inconnue de lui. C’est très musical, pour autant il pense que ce n’est pas slave, mais qu’en sait-il ?
Il y a aussi tous ces clients qui semblent la connaître mieux que les habitués. Certains parlent la même langue qu’elle, d’autres français. Quand ils sont là, elle vient à leur table et bavarde un moment, tous ne payent pas. Difficile de savoir de quoi il est question, surtout lorsqu’ils parlent cette langue bizarre, évidemment. Souvenirs ? Affaires ? Politique ? L’homme au cocktail bleu n’en sait rien. En fait ils peuvent aussi bien parler de n’importe quoi d’autre, des œuvres affichées sur les murs, que les clients détaillent souvent du regard, des fameux vins fins de la carte de Mina, choisis avec maestria selon les amateurs, ou même de bijoux, car Mina en porte qui, le soir venu, étincellent à l’unisson avec les lustres de Murano –faux, sans doute- reflétés dans les miroirs du bar. L’homme s’y connaît en tableaux et en vins, mais pas du tout en bijoux, il ne ferait même pas la différence entre un rubis et de la verroterie rouge. Quoi qu’il en soit, sa curiosité est en alerte, mais à beaucoup de questions il trouve bien peu de réponses.
C’est décidé, il va faire son enquête. Depuis qu’il vient au moins une fois par semaine, il a fini par connaître beaucoup d’habitués. Il commence par la jeune blonde platinée très mince, aux lunettes dorées, qui lui a fait quelques avances l’année dernière et s’est résignée depuis à des bavardages en bons camarades. Il l’attaque par son point faible : il lui offre un verre de monbazillac 2005.
Selon elle, il n’y a pas tant de choses que ça à trouver, mais enfin elle a une idée. Mina s’y connaît en peinture. Les tableaux affichés dans le bistrot en témoignent, ils tournent régulièrement et tout est de qualité. Plus au fait de la peinture que des bijoux ou des langues rares, l’homme au cocktail bleu acquiesce, mais il ne voit pas où ça mène. C’est simple, explique-t-elle après un deuxième verre. Elle achète des tableaux, elle a sûrement un filon en Lituanie, en Syldavie ou en Quelquechosie, là où ils parlent cette langue de sauvages, elle achète, elle revend et au passage elle en met quelques-uns aux murs du bar. Rien de plus à dire, c’est ça qui l’intéresse, le bar c’est juste une distraction, d’ailleurs le prix des cocktails est très raisonnable, non ? Ce n’est pas avec les marges du bistrot qu’elle va payer les milliers d’euros de fringues qu’elle a sur le dos. Et au fait, merci pour le monbazillac, ce miel avec une pointe d’ananas confit, quelle merveille !
Pourquoi pas, après tout ? Mais la curiosité de l’homme n’est pas assouvie. La semaine suivante, il aperçoit le Charentais –il l’appelle ainsi parce qu’il raffole des charentaises chaudes, une invention de la patronne, ça ressemble à un irish coffee, avec une belle couche de chantilly en haut, et un mélange brûlant de café, liqueur de cacao et cognac en dessous. L’hiver, selon le Charentais, c’est sans égal. Il lui en offre une. Le Charentais, un homme du bon côté de la cinquantaine, séduisant, qui entretient chez un bon coiffeur les ondulations de sa chevelure poivre et sel, s’intéresse à Mina lui aussi. Il tient souvent des propos pleins de sous-entendus, et il aurait réussi à monter quelquefois l’escalier de bois grinçant jusqu’à l’appartement de Mina que ça n’étonnerait pas l’homme au cocktail bleu -qui pour la circonstance est passé à la charentaise.
Confidences d’oreiller ou pas, le Charentais a l’air de savoir pas mal de choses. A l’en croire, les ancêtres de Mina appartenaient à un peuple caucasien, installé dans une petite république russe dont il a oublié le nom imprononçable, avec des k- des des tch-. Lui non plus n’a pas réussi à lui extorquer son vrai prénom, mais il a retenu qu’il était typique de sa nation, et que les Soviétiques en avaient interdit l’usage. Elle pouvait le reprendre en France, évidemment, mais une sorte de superstition l’a retenue. Il y a assez longtemps, toute sa famille a traversé le Caucase par des cols à des altitudes impossibles, est passée en Turquie par la Mer Noire à bord d’un rafiot et a fini par se poser en Grèce avant de rejoindre la France. Toute une épopée. Ici elle a créé son bistrot, qui a marché. Oui, elle a l’air riche, c’est vrai, elle a peut-être des intérêts dans d’autres affaires familiales, ils sont doués, entreprenants, et ils ont tous réussi. Et non, conclut-il en récupérant à la cuillère les derniers millimètres de chantilly, il n’a jamais entendu parler d’import-export de tableaux. En revanche, puisqu’on parle d’art, lui qui adore les beaux objets en verre peut affirmer que les deux Murano sont authentiques.
Finalement, le mystère n’est pas loin de s’épaissir. Reste encore un fin limier, le Languedocien, celui qui ne jure que par le grenache et la syrah –une allure d’intello, par ailleurs, des phrases ciselées, une voix de basse d’opéra, de l’humour, un type sympathique. Trois jours après, il est de passage chez Mina. On ne change pas une méthode qui gagne. L’homme au cocktail bleu et à la charentaise, qui, derrière les fagots de la cave, a identifié depuis longtemps un boutenac de haut vol, en commande une bouteille et invite le Languedocien à sa table.
Bien vu, celui-là aussi a son idée. Car il s’est assis plusieurs fois à côté des familiers de Mina et les a espionnés lorsqu’ils parlaient français. Ce n’est pas facile, il faut être discret, mais une chose est certaine : ils parlent business. Le Languedocien a clairement entendu parler de livraisons, de dépôt de marchandises à la cave et parfois de passages en douane. Selon lui, le doute n’est pas permis : la patronne achète son vin dans des circuits bien à elle, pas irréprochables si on veut l’avis du Languedocien, elle revend en gros et le bistrot, c’est juste du commerce de détail. D’ailleurs, qui d’autre à Paris est capable de servir du vin géorgien ? Le Languedocien a un large sourire en pensant à la lointaine Géorgie, mère de tous les vins, et verse les deux derniers verres. Les deux hommes trinquent joyeusement.
De ces trois conversations, l’homme aux boissons diverses ne peut que conclure qu’il y a anguille sous roche, mais quelle anguille ? Le samedi suivant, à l’heure de l’apéritif, il est attablé devant une perle de l’Inde, eau-de-vie de rose, liqueur d’ananas, lait de coco. Vers midi, il voit arriver des clients par la porte de derrière, celle que normalement seule Mina emprunte –et peut-être le Charentais. Entre en premier un couple mal assorti, un homme au visage quelconque, vêtu d’une veste à carreaux froissée, accompagné d’une jeune beauté blonde très court vêtue, vingt-cinq ans de moins que lui au bas mot. Suit un homme en veston cravate, qui tient à la main un sachet en cellophane dont le contenu est difficile à identifier. On dirait de la verroterie, ça rappelle un sac de billes d’enfant, en plus brillant. Presque au même moment arrivent trois autres hommes aux visages fermés, par l’entrée normale, la porte vitrée sur rue.
Un des trois hommes passe derrière le bar, pose une main sur l’avant-bras de Mina et s’adresse à elle sur un ton cérémonieux. Il faut à l’habitué, un peu naïf peut-être, la moitié d’une phrase dont la fin se noie dans le brouhaha des exclamations et des commentaires de la clientèle, pour que son cerveau s’ajuste et interprète correctement l’arrivée du couple bizarre et la cellophane étincelante : « Il est douze heures dix-huit. A compter de ce moment vous êtes en garde à vue… »
Michel, toujours ces ambiances précises et détaillées, cette connaissance du bien vivre, ces luxes de détails, et une histoire qui petit à petit se construit à la manière d’un bon récit policier, je dirais un conte policier… Un petit bijou, et pas du toc !
Merci beaucoup !
Bon apéro !
Aliette
Michel, c’est le premier texte de vous que je lis, je crois, et j’adore ! J’ai envie de connaître la suite. J’aime beaucoup la progression de l’enquête, le mystère qui ne diminue pas, la note de frais que j’y associe (les bouteilles, l’alcoolémie des intervenants). Je rejoins Aliette sur la notion de récit policier. Merci de cette composition si passionnante !
C’est très gentil, les compliments encouragent toujours!