Rue des Martyrs

Je vous aime. Trois mots piochés au fond de son cœur. Trois mots écrits sur un papier. Une déclaration. Une attente inespérée. Une histoire d’amour qui commence. Une histoire d’amour inachevée. Une histoire qui se termine par ces trois mots qui pèsent tellement ou au contraire vidés de leur sens s’ils sont dits sans sentiment.
Dans le soleil éclatant du mois de février, ces trois mots tentent de se frayer un chemin sur une carte, sur un papier, dans la bouche de quelqu’un. Ça fait tellement longtemps que personne ne se voit, tellement longtemps que les regards ne se croisent plus. Alors l’espoir d’entendre ou d’exprimer ces trois mots est devenu ténu, tellement que le dernier lien est prêt à craquer.
L’illusion poursuit son chemin. Justin sent la pression monter chaque jour un peu plus. Il a conscience des mois qui ont défilé. Il avait voulu changer de vie, prendre un nouveau départ. A chaque fois, ça avait été un faux départ, bloqué dans les starting-blocks, un faux départ dans un plongeon précipité. Justin n’avait jamais été doué avec sa gestion du temps et, de fait, son timing n’avait jamais été le bon. Déjà à sa naissance, il avait été prévu à une date, il avait essayé de sortir avant, fausse alerte. Il avait eu alors une flemme monumentale d’avoir été coupé dans son élan. Il avait croisé les bras dans le peu de place qu’il lui restait et avait décidé : puisque c’est comme ça, je reste là.
Sa vie avait été une succession de j’y vais, c’est le bon moment, allez je me lance et boum il se prenait un mur en béton armé et il restait là, juste là, comme ça.
Justin est assis dans son canapé qui garde la marque de ses fesses enfoncées.
Avant son départ, Haïko avait voulu dire au revoir. Mais sa pudeur l’en avait dissuadé. Il a quitté le Japon avec une enveloppe pleine de photos pour les jours où son pays lui manquerait trop. Le voyage en avion lui a paru à la fois long et court. Long car le vol dura effectivement plus de dix heures. Et court car qu’est-ce que ça représentait dix heures dans toute une vie, surtout lorsque pour lui, ce départ, ce vol à travers des nuages blancs lui avait donné la sensation de se laisser tomber dans les airs sans atterrissage.
Haïko est parti depuis plus de dix ans maintenant, dans un autre pays, dans une autre culture. Un pays, une culture qui ne comprend pas sa pudeur, qui le croise dans le métro, dans la rue, sans jamais vraiment le voir.
Sally aussi vient d’un autre continent mais pas du même qu’Haïko. Sally aime la vie, elle a juste peur du noir, de la nuit. C’est une artiste dans tous ses gestes, dans toute sa vie. Elle arbore des robes à fleurs multicolores. Elle peint des toiles qui remportent un certain succès, surtout au mois de février lorsque les gens veulent oublier le gris de Paris.
Elle a son petit spot place du Tertre, ses tubes de gouache, ses aquarelles. Elle a souvent les doigts sales, pleins de peinture séchée qu’elle ne veut pas vraiment faire partir.
Elle peint des paysages, des foulards rouges tachetés de jaune enroulés sur un piquet derrière une dune. Elle peint aussi des gens mais jamais leur visage. Elle aurait aimé retrouvé la sensation de leurs joues, de leurs larmes qui coulent du coin de l’œil. Mais le papier ou la toile ne lui permettent pas de faire ressortir du vivant. Sally peint les morts avec un arc-en-ciel de couleurs pour que jamais, au grand jamais, la tristesse et le deuil ne la rattrapent.
Raphaël a beaucoup d’ego. Beau gosse, sans concession. Sa routine se résume à la salle de sport, manger des protéines et s’admirer devant le miroir. Raphaël est un beau gosse, il le sait. Sa mâchoire carrée manque toutefois d’un grand sourire enjoué mais ça Raphaël ne se l’avoue jamais. Du moment qu’il est et reste beau gosse, la vie ne peut être que belle et merveilleuse.
Jessica s’est assise sur un banc dans le parc, son livre ouvert sur ses genoux, le regard perdu au loin dans l’horizon. En bas, il y a le manège, en haut le Sacré-Cœur. Son regard balance de l’un à l’autre, accrochant au passage des guitaristes, des danseurs de hip-hop, des vendeurs de Tour Eiffel à la sauvette. Jessica voit passer un jeune homme tourmenté avec un bouquet de fleurs. Des fleurs d’une banalité sans nom, pense Jessica. Il a bien raison d’être tourmenté le ouistiti, c’est un bouquet sans rien, sans odeur, sans épines, sans couleurs.
Artémis sent l’alcool, sa transpiration sent l’alcool. Il a les cheveux longs, ébouriffés, une barbe un peu longue. Artémis, ce n’est pas son vrai nom. Il ne se souvient plus vraiment quel est son nom. On l’avait surnommé Artémis dès le collège quand ils avaient étudié les Trois Mousquetaires en même temps que la mythologie. Il avait la gueule de l’emploi.
Artémis a souvent une clope au bec, un crayon calé sur son oreille, un cahier à portée de main. Artémis y jette quelques vers de poésie. Selon son humeur du jour, ses espoirs déçus, il écrit toutes les larmes de son corps, tout l’amour de son cœur. Tu es mon essentiel revient souvent, où es-tu ? beaucoup trop souvent.
Morgane est toujours pressée. Même quand elle a le temps, elle enfile sa tenue de sport et court en montant les marches de plus en plus rapidement jusqu’au sommet. Arrivée en haut, elle a envie de lancer ses bras au ciel comme Rocky à Philadelphie. Mais Morgane n’ose pas. Impossible pour elle de lâcher prise. Impossible pour elle d’être hors de contrôle. Sa vie est rythmée, trop rythmée. Tout doit aller vite, très vite. Elle ne veut jamais que la journée finisse.
Justin joue à cache-cache avec sa vie. Il habite au quatrième gauche, enfin la dernière fois qu’il est sorti de chez lui, c’était ce qui était écrit sur sa sonnette. L’apathie de Justin s’ennuie. De son canapé, il regarde par la fenêtre et aperçoit des cordelettes qui pendent, du mouvement dans l’air.
Haïko fait le code du portail, il a un doigté extrêmement délicat, il s’applique à chaque fois, comme lorsqu’il fait son code de carte bleue. Il appuie sur le 7, le 6, la lettre B, le 1, le 3. Ça ne s’ouvre pas, il s’est trompé, il a inversé. Il recommence après avoir repris sa respiration. Le 7, le 3, le B, le 1 et le 6. La porte sonne et s’ouvre. Il croise la gardienne qui lui fait un signe rapide, elle a un million de choses à faire.
Sally a vendu quelques toiles aujourd’hui, des cartes aussi qui peuvent servir de marques-pages. Il commence un peu à faire froid et il n’y a pas beaucoup de clientèle à vrai dire, pas de touristes non plus, en tout cas pas de touristes émerveillés par la ville lumière. Elle remballe doucement son matériel.
Raphaël sort de la salle de sport, une serviette blanche autour du cou, il bande ses pectoraux quand il s’essuie. Chaque geste est minutieusement calculé pour qu’il paraisse encore plus beau. Raphaël en est persuadé : les gens le regardent, les gens l’admirent, ils ont besoin de le voir pour que leur vie ait un sens, pour qu’il y ait du beau, de l’esthétique dans leur vie minable.
Jessica essaie de lire quelques lignes, un paragraphe, une page, un chapitre. Elle se laisse distraire facilement, trop facilement. Son quartier est vivant et elle aimerait en faire partie. Elle est toujours assise dans un coin, à attendre, elle ne sait même pas quoi.
Artémis déclame ses vers. Il reçoit des regards réprobateurs. Encore un alcolo accusent-ils. Artémis s’en fout, il cherche où est son essentiel et s’il l’appelle fort, très fort, elle apparaîtra. Pour lui, c’est certain, c’est évident.
Morgane descend la rue des Martyrs d’un pas vif. Elle fait le code 73B16, elle pousse la porte avant même qu’elle ait le temps d’enclencher le pêne. Elle n’a pas remarqué qu’elle a doublé la voisine. Elle est surprise de l’apercevoir dans le chambranle. Morgane retient la porte pour la laisser passer avec ses bras chargés. Raphaël lui passe devant, en la bousculant sans un bonsoir, sans un pardon. Morgane soupire entre Sally qui met des plombes à passer et ce goujat de Raphaël. Elle aurait préféré ne pas perdre de temps. Elle entend la gardienne crier à tue-tête : « Simon, va aider Madame Benetti s’il te plaît, elle s’est encore lancée dans une folie et je voudrais pas qu’elle se casse la binette ! »
Au crépuscule, Jessica se décide enfin à rentrer chez elle. Elle descend les marches en jetant des coups d’œil implorants au Sacré-Cœur. Elle hésite à faire un tour de manège puis se ravise, ça la fera rester dehors un peu plus longtemps. Ça lui réveillera son âme d’enfant. Elle choisit un cheval, elle grimpe à califourchon, tient les rênes et crie au galop, hue ! Elle rit, elle oublie qu’elle n’est plus une enfant depuis longtemps. Elle remercie le forain et descend le cœur léger. Arrivée devant le portail, son cœur sursaute.
Artémis crie Hilda, Hilda, reviens-moi, Hilda, Hilda, mon essentiel, reviens. La gardienne l’avertit : « Monsieur Artémis, c’est pas bientôt fini ce boucan ! Tous les soirs, c’est la même chose. Je sais que vous voulez la revoir Hilda mais Monsieur Artémis, elle est partie, vous vous souvenez, elle est partie au ciel avec les anges. Hein, Monsieur Artémis, ça va aller, on est là, nous. » La gardienne lui met une tape sur l’épaule et fait un clin d’œil à Jessica. Sans transition, elle crie :
– Simon, t’as entendu ce que je t’ai dit tout à l’heure. Vas voir Madame Benetti s’il te plaît. Elle est en train de tout retourner.
– Ben oui, j’t’ai entendu, je suis juste revenu chercher du matos. Au fait, elle m’a dit de te dire…
Il lui chuchote quelque chose à l’oreille que personne à part la gardienne n’entend.
– Madame Benetti, j’arrive, attendez-moi, ne faites pas de bêtises, j’ai pris un escabeau un peu plus haut aussi au cas où.
Simon part en chantonnant : « je rafistole avec de la colle. Je rafistole avec de la colle. »
La gardienne passe un coup de balai sur le trottoir puis à l’intérieur de la cour. Il faut que tout soit nickel. Elle passe la serpillère avec un produit qui sent bon le printemps. Elle balance le seau sur le trottoir et s’arrête quelques instants pour regarder l’eau couler jusqu’au bord du trottoir. Elle imagine des bruits de cascade chaude lorsque l’eau savonneuse s’infiltre à travers les grilles d’égout.
Elle ferme la porte. Tout est propre. Elle connaît le plan. Rien ne sera plus jamais pareil. Il est grand temps. Simon revient tout content, tout fier.
– Ça y est, c’est prêt. J’ai ajouté aussi quelques guirlandes lumineuses pour Madame Sally sinon elle aura trop peur.
– T’as bien fait Simon, c’est une super idée. Et Madame Benetti, ça va ? Elle est contente du résultat ?
– Je veux mon neveu ! Elle a même dit que c’était à la hauteur de la gravité de leur plaie.
– Ça ne peut que leur faire du bien alors, peut-être même les rendre heureux.
– Elle m’a aussi demandé à ce que vos montres soient synchronisées pour ne pas rater le coche.
– Oui, oui, je sais, on a synchronisé tout à l’heure. Elle m’a dit, on fait ça à 21h23 pile comme ça, ils auront normalement tous dîné et normalement aussi ils ne seront pas couchés !
– Parfait, parfait, j’ai hâte. Qu’est-ce qu’on mange nous ?
– Des crêpes pardi !
– Ah bon ? Mais les crêpes c’est pas un dîner !
– Ouais mais c’est bon !
– C’est vrai, c’est bon et puis tes crêpes sont toujours délicieuses. On pourra manger du chorizo aussi ou quelque chose de salé au moins ?
– Oui, Simon, je sais sinon tu meurs de faim. On va se faire des petits tapas et des crêpes.
– Parfait, je mets la table.
Un silence d’or s’installe dans l’immeuble rue des Martyrs. A 21h23 pile, l’alarme incendie se déclenche. Elle hurle sur chaque pallier. Simon s’est installé au cinquième étage du bâtiment A. La gardienne au cinquième du bâtiment B. 3, 2, 1. En même temps, ils tapent aux portes, allez, allez, vite, sortez, sortez. Vite, vite, dépêchez-vous, vite dans la cour.
Les portes s’ouvrent les unes après les autres. Justin porte un jogging distendu et un T-shirt trop grand. Il prend sa doudoune pour ne pas avoir froid et descend péniblement les marches.
Haïko ferme délicatement sa porte, sans la claquer. Il garde sa tasse de thé vert à la main en descendant. Il a oublié de la laisser à l’intérieur.
Sally reste sur le pas de la porte, elle a peur du noir. Il y a pourtant un peu de lumière dans la cage d’escalier.
Raphaël passe torse nu et en caleçon avec son portable. Il a enclenché la torche. En passant, il remarque Sally tétanisée.
– Allez, Madame, faut y aller là.
– Heu, oui, vous pouvez m’éclairer s’il vous plaît.
– Oui, oui, bien sûr, allez, dépêchez-vous, je ne veux pas mourir brûlé, moi.
– Et vous voulez mourir de froid, lui demande-t-elle en lui tendant un de ses manteaux bariolés genre Desigual.
– Merci, c’est sympa, répond Raphaël en grimaçant. Mais c’est vrai qu’elle a pas tort la voisine. On doit se peler dehors.
A contre cœur, il enfile le manteau de Sally.
Jessica était en train de chanter sous la douche quand elle a entendu les coups sur la porte. Elle n’avait même pas entendu l’alarme. Elle se sèche à toute vitesse, enfile son peignoir. Elle enfonce un bonnet sur ses cheveux mouillés, enroule une écharpe. Elle regarde autour d’elle. Putain, c’est quoi cette alarme-là, il fait froid en plus. Elle enfile ses Uggs pleines de moumoute et un manteau. Merde, j’ai pas de culotte ! Vite, elle ouvre son tiroir et en met une.
Artémis descend en criant Hilda, Hilda, c’est toi qui m’appelle ma sirène. Cette alarme, c’est forcément toi.
Morgane est déjà dans la cour. Au premier retentissement de l’alarme, elle était déjà en bas.
La gardienne allume la lumière.
Madame Benetti se tient au milieu de la cour, fièrement. Elle pointe du doigt vers le ciel. Une banderole est suspendue, une banderole multicolore. Des lettres peintes avec le cœur : JE VOUS AIME.

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