Un soir, une rencontre

Elles ont rendez-vous au bistrot bleu à côté de la gare de Lyon. Elles y ont leurs habitudes depuis toutes ces années. Évidemment Laurence sera en retard, ça aussi ça fait partie de leurs habitudes. Une fois, rien qu’une fois, il faudrait que Céline arrive en retard, enfin plus en retard que sa sœur, pour voir ce que ça fait d’être attendue, le pouvoir que ça confère. Laurence, de son côté, serait capable de mal le prendre d’arriver en première, de devoir attendre. Enfin pour cette fois c’est trop tard, Céline est en avance. Elle a toujours été la sage un peu ennuyeuse, la bonne élève, la scolaire qui respecte les règles, qui s’applique. Laurence a toujours été la cancre, la créative bouillonnante d’idées au bout desquelles elle ne va jamais, la foutraque, la bancale attendrissante. Ça a toujours été comme ça, c’est pratique, chacun connaît sa partition. Pour les parents aussi c’était pratique d’avoir deux filles complémentaires, c’était sans surprise, rassurant. Est-ce que ça vient du prénom qu’on donne à la naissance ? Peut-être. Il y a bien des petites cartes qui décrivent les prénoms à la librairie du quartier. Comme si toutes les Céline étaient sages, douces, empathiques et toutes les Laurence un peu rêveuses et poètes. En même temps, la Directrice Financière au boulot s’appelle Laurence, et elle n’a rien d’un poète, ça ne marche pas à tous les coups.
19h45. Le quart d’heure de retard réglementaire. Laurence ne devrait plus tarder. Elle se souvient que les soirs de fête chez les parents, on avait coutume de dire “On va prendre un verre, ça la fera venir”. Ca finissait toujours par la faire venir, c’est vrai, mais pas toujours après le premier verre. Elle regarde la carte des cocktails, tous ces noms exotiques, ça donne envie, ça la fait voyager, ça sent le soleil et le sable chaud ou au contraire la tourbe et le vent, mais elle a peur que ça soit trop fort, elle est tellement fatiguée. Elle hésite entre un thé de Noël, totalement en phase avec son rôle de la fille sage, ou un verre de bourgogne, un rouge léger, élégant, familier et rassurant. Céline sait que sa sœur va se moquer si elle opte pour le thé et puis elle a eu une dure journée, sans accidents ni succès, une dure journée d’ennui, alors elle se décide pour le verre de vin. Elle se lève et va le commander au comptoir, elle n’aime pas attendre et elle aime bien Kamel, le serveur de toujours.
“Alors Céline, je te sers un verre, ça fera venir ta soeur comme on dit ! Un verre de bourgogne rouge comme d’habitude? T’as l’air claqué”.
“Comme tu dis, je suis claquée ! Un verre et je vais me coucher.”
“Tiens, ton verre de Volnay et quelques cacahuètes, faut que tu manges, t’es toute maigre”.
“Merci Kamel”.
Céline retourne à sa place et se dit qu’elle est tellement prévisible. Un quart d’heure qu’elle hésite entre les cocktails, le thé et le verre de vin pour finir par prendre comme toujours un verre de Volnay. Sage et prévisible. Elle s’est installée à la même place qu’habituellement, depuis le lycée quand elles venaient après les cours. Un point de vue sur toute la salle, et puis aussi sur la rue, sur les gens qui passent, sur les pressés, sur ceux qui vagabondent, sur les solitaires, sur ceux qui se déplacent en meute. Céline croit deviner la silhouette de sa sœur, grande, maigre et colorée, mais ça n’est pas elle, juste une vague ressemblance. Elle vérifie son portable, pas de message de Laurence. 20h, 30 minutes de retard, ça n’est pas si courant, surtout sans un SMS pour lui dire que son talon s’est coincé entre deux dalles de béton ou une autre excuse improbable à la Laurence ! Mais là rien, pas de message. Céline l’appelle mais Laurence ne décroche pas, elle ne laisse pas de message, elle sait que ça ne sert à rien, Laurence ne les écoute jamais. Elle décide de profiter du moment malgré tout, malgré l’agacement, malgré la fatigue, pour une fois qu’elle a un moment pour elle, elle regarde tout autour, elle redécouvre ce décor qu’elle connait par coeur mais sans y prêter attention, cet antique et imposant miroir qui leur permettait quand elles étaient ado de surveiller l’entrée du bar sans être vues, ce comptoir tout en longueur et en élégance où Kamel officiait déjà à l’époque et ce magnifique sol, ces carreaux de ciment bleus, ces boiseries bleues, cette porte bleue, qui ont donné leur couleur au nom du lieu. Elle porte le verre à ses lèvres, boit une gorgée et sent instantanément le nectar la réchauffer et la détendre délicieusement. La salle est étrangement calme pour un jeudi soir, elle aime quand c’est calme. Il y a un jeune père avec son petit garçon, un peu jeune pour être dehors si tard en semaine, sans doute un père divorcé un peu dépassé par les obligations domestiques, pense-t-elle. En même temps, elle se blâme d’être si pleine de préjugés, peut-être que c’est juste un père attentionné et disponible avec son petit garçon au restaurant, pendant que la mère bosse tard ses dossiers. Il y a deux couples de septuagénaires, ils lui sont familiers, probablement des habitués des lieux, comme elle, mais auxquels elle ne prête pas la moindre attention en temps normal. Et puis il y a cet homme, à peu près le même âge qu’elle, seul au fond de la salle, qui la regarde et lui sourit, en levant son verre dans sa direction. Il est charmant, mais c’est un peu cliché, il est seul, elle est seule, on n’est pas dans un téléfilm de Noël, et puis elle n’a pas le temps, elle attend sa sœur et après elle rentre se coucher. Le regard de l’inconnu l’indispose et la ravit toute à la fois, elle baisse les yeux et fouille dans son sac pour en sortir son livre. Elle va lire, pour tromper l’ennui et sa gêne, en attendant sa sœur. Elle lit et relit le même paragraphe, elle ne comprend rien évidemment, trop agacée par le retard sans excuse de sa sœur mais surtout trop troublée par le regard insistant de l’inconnu, ce regard qui lui brûle les joues et le cou. Elle est sûre qu’il la regarde, elle en est sûre, mais elle ne peut pas vérifier sinon leurs regards vont encore se croiser, ses joues vont encore s’empourprer, sa maladresse et sa gêne vont finir par la rendre parfaitement idiote. Elle referme son livre sans lever les yeux, vérifie encore une fois son portable, toujours aucun message, elle s’apprête à se lever pour partir, mais l’inconnu est là, juste devant elle.
“Je vous offre le deuxième verre, Céline?”
Céline, mais comment sait-il ? Peu importe, il faut qu’elle parte.
“Volontier, un Volnay s’il vous plaît » s’entend-elle répondre, entre stupeur et ravissement.
“Moi, c’est Guillaume” lui répond-il avant de s’éloigner vers le comptoir pour passer sa commande.
Guillaume, l’inconnu s’appelle Guillaume. Qu’est ce que raconte la petite carte des prénoms sur Guillaume. Les Guillaume sont-ils entreprenants et généreux ou bien sans-gêne et intrusifs ? Il est trop tard pour aller à la libraire et consulter la petite carte, il va falloir qu’elle se débrouille toute seule. Elle est traversée par mille sentiments contradictoires, elle est paniquée, troublée, flattée, surprise que ça lui arrive à elle. Ce genre d’histoire, c’est pour Laurence habituellement, le destin s’est trompé de prénom ce soir. Laurence, qu’est ce qu’elle va en penser si elle arrive alors qu’elle trinque avec un charmant inconnu ? Guillaume revient, les bras chargés d’une bouteille de Volnay et de deux verres, la soirée promet d’être longue et inattendue. Il s’assoit et remplit les deux verres en silence, ses yeux plantés dans ceux de Céline, un sourire franc sur les lèvres, il lui tend un verre et lève le sien.
“Alors, on trinque à quoi ce soir, Céline ?”

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4 réponses à Un soir, une rencontre

  1. Aliette S dit :

    Quelle jolie histoire. Ce n’est pas un conte de Noël, dit Céline, mais c’en est un quand même, et bien écrit, agréable à lire et délicieusement optimiste.
    Merci !
    Aliette

  2. Sylvie W dit :

    on se laisse emporter par le décor, les sentiments de Céline, on voyage avec elle dans ce lieu, on imagine, quel plaisir! Bravo et merci.

  3. Michel M dit :

    Je suis d’accord avec Aliette! Si ce n’est pas un conte de Noël, qu’est-ce que c’est? Comme d’habitude (pour moi, en tout cas), c’est toujours plus agréable écrit et lu d’une traite, que lu et écouté par morceaux. Tu renforces ma conviction qu’on peut faire du bon « feel-good »!

  4. Virginie D dit :

    Merci Aliette, Sylvie et Michel ! Quel plaisir et quelle fierté de lire vos délicieux commentaires !

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