Une autre vie que la sienne

Sally ne se souvient même plus de quoi c’est parti. Une dispute de plus.
Quand elle est rentrée de la fac, ses parents étaient déjà là. Son père s’était enfermé dans le bureau où, depuis plus d’un mois, il s’isole pendant une heure – pas une minute de plus, pas une de moins – avant le dîner, pour en découdre avec ce roman qu’il s’est mis en tête d’écrire. Sally ne sait même pas de quoi ça parle. Il pourrait viser moins haut pour commencer, pense-t-elle. Des nouvelles, des poèmes, ce genre de choses. Mais non, chez lui, les hobbies doivent toujours avoir des allures de défi, de dépassement de soi. L’idée de plaisir simple lui est étrangère. 

« Je crie, alors j’écris. »
Sally a entendu cette phrase dans une émission littéraire. Elle en a oublié l’auteur, mais les mots, eux, sont restés. Son père n’est pas dans cet état d’esprit-là. Pour lui, écrire, ça n’est pas hurler son mal-être, exister plus fort, être libre comme jamais face à la page blanche, ou simplement s’évader… Non, ce roman, c’est juste un challenge de plus, un but à atteindre, comme courir un semi-marathon, perdre 10 kilos ou savoir jouer de la guitare en moins d’un mois. Son père. Elle n’arrivera jamais à le comprendre, ils sont tellement différents.
Sa mère, elle, s’était retranchée dans « l’atelier ». Ils appellent ainsi la petite pièce exiguë qui a servi tour à tour de dressing, de salle de jeu, de fourre-tout et, plus récemment, de gymnase. La fenêtre grande ouverte, Delphine Berthier y enchaîne abdos-fessiers, squats, étirements et cardio, tout ça dans un ordre qui n’appartient qu’à elle.
Sally a frappé et risqué une tête.

« Tu ne vois pas que je m’entraîne ! »

Elle a battu en retraite.

Son père au clavier, sa mère dans le gymnase… Même quand ses parents sont là, Sally est seule.
Un jour, elle partira. Un jour, elle fuira ces interminables journées de sa jeunesse avec leur lot de solitude, ces soirées où l’on parle pour ne rien dire, ces vacances où l’on n’a pas grand-chose à partager.

Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Avec qui ? L’inconnu ressemble à l’eau noire d’un lac, dont on ignore ce qu’elle cache, si elle est menaçante ou bienveillante, si elle vous guidera vers des rivages rieurs ou vous engloutira dans ses profondeurs hostiles. Aura-t-elle le courage d’affronter ses peurs ? Souvent, Sally se le demande. Mais, les jours comme celui-ci, elle est sûre qu’elle le trouvera.
Comme chaque soir, elle est montée dans sa chambre et a attendu l’heure du dîner, entre deux Snappchats et quelques stories sur Insta. La vie supposée des autres. Au moins, ça fait diversion et ça empêche de trop penser. Elle a travaillé un peu aussi. Elle, son truc, c’est l’Histoire. Troisième année de fac, déjà. Son père dit qu’elle aura du mal à trouver du boulot. Ou alors il faudra être prof. Du second choix, pour lui. Pas pour Sally.


A 20 heures précises, la voix de son père a fusé : « Sally, à table ! »
Ils ont parlé de tout et de rien. Des antivax, de Zemmour, de Macron, des partiels, une phrase qui en amène une autre. Et puis ça a explosé. C’est Sally qui a commencé. Pour une histoire de lardons dans la quiche : 

« Vous savez que je suis vegan, quand même, mais vous vous en foutez ! » 

Et c’est parti en vrille, comme si elle n’attendait que ça pour mettre un coup de pied dans la routine, secouer la grande lessiveuse de son quotidien.
Son père lui a ordonné de quitter la table. 
Avant de monter, elle est passée par la cuisine où elle a récupéré deux pommes et une banane.


Encore une nuit sans sommeil. Comment dormir, après ça ? Il a plu sans discontinuer. Ce petit bruit d’eau a apaisé Sally plus sûrement qu’un sommeil en pointillés et a presque lavé sa colère. 
Au petit matin, elle s’est levée sans faire de bruit, s’est habillée directement, tant pis pour la douche, a fourré les fruits intacts de la veille dans son sac à dos, avec un petit sac de figues sèches, une bouteille d’eau, et elle est sortie sur la pointe des pieds. 


La pluie s’est interrompue depuis plus d’heure et le vent d’octobre a déjà séché les trottoirs. Sally marche tout au bord, comme quand elle était petite fille. Elle pense à Simon. Dans une semaine, il part pour Madrid faire son Erasmus. Un semestre sans le voir. Lui est tout à son euphorie, surexcité par cette longue parenthèse, impatient de retrouver Antoine et Tristan, déjà sur place. Comment en vouloir aux gens qu’on aime d’être heureux ?


Là voilà arrivée devant le Père Lachaise. Le cimetière n’est pas encore ouvert, alors elle entre dans un café. En partant, elle a piqué 10 euros dans la poche de son père, au cas où. Elle sourit, sachant qu’il s’en apercevra. S’inquiétera-t-il plus de l’absence du billet que de l’escapade de sa fille ? Allez savoir…

8h30. Enfin, les portes sont ouvertes. A cette heure, les longues allées sont encore désertes. Cela pourrait en décourager d’autres, mais Sally les connaît si bien qu’elle se moque d’être l’une des seules à les arpenter. Cette solitude-là, elle l’aime vraiment. Elle y puise la force d’être elle-même, l’envie d’oser des choses, le courage de travailler quand la fatigue guette. Combien de fois a-t-elle retrouvé la sérénité en foulant ces pavés piégeur que tapisse un épais manteau de feuilles mortes ? Entre les cippes, les sarcophages, les caveaux et les chapelles, elle renaît à chaque fois, revigorée par les parfums de terre et de mousse, par les cris des corneilles et des perruches qui sonnent comme des sirènes.

C’est en suivant de loin un chat isabelle aux yeux jaunes qu’elle a trouvé la tombe. Celle-ci n’a rien de particulier qui la distingue des autres. D’ailleurs, Sally passe souvent par là et c’est la première fois qu’elle la remarque. Pierre sombre, pas de fleurs. Juste des noms et des dates gravés dans le gris. Elle s’accroupit, ignorant le chat qui quémande des caresses. Sur les huit noms inscrits, elle n’en repère qu’un seul : Louise Pommier, 1920-2012.
Ce pourrait être son arrière-grand-mère.
Mais si Sally voyait plutôt cette femme comme une autre elle-même ? Si elle s’imaginait à sa place ? Ça n’a rien d’inhabituel, chez elle, au contraire. S’inventer des vies au hasard des sépultures. Tout de même, celle-ci est un peu spéciale. 1920-2012.

Elle fait un calcul rapide. Elle aura 21 ans en décembre. Où était Louise, à son âge ? Quelle était sa vie ? Inutile d’être en troisième année d’Histoire pour savoir qu’elle n’avait pas connu la Grande Guerre, mais traversait depuis deux ans un conflit qui marquerait au fer rouge le XXe siècle. 


Sally s’est assise sur le monument d’à côté. Il fait un peu froid. Heureusement, elle a pris sa doudoune et l’enfile sous son anorak. Réchauffée, elle laisse son imagination vagabonder, comme elle sait si bien faire, et entre peu à peu dans une sorte de transe, de monde parallèle où elle devient Louise… 


Octobre 1941. Elle va bientôt fêter ses 21 ans, mais son père ne sera pas là. Depuis deux mois, il est prisonnier en Allemagne. La famille est sans nouvelles, malgré toutes les démarches entreprises par sa mère. Louise tremble pour lui à chaque minute. Elle se demande s’il a peur, s’il a froid, s’il a faim, s’il a mal… 

Elle tremble aussi pour Simon. Elle sait qu’il va bientôt quitter Paris avec toute sa famille. Il n’a pas voulu lui dire quel jour, ni où ils allaient, ni quand ils reviendront, juste qu’ils devaient partir. Elle ne doit surtout en parler à personne. Louise a compris qu’il était question d’enjeux qui la dépassent, peut-être même de survie. On ne laisse pas tout derrière soi sans vraie raison : un commerce, un appartement, des amis… Une fiancée.
« Tu m’écriras au moins ? »
Il lui a juré que oui.


Hier, c’est son frère Paul (1915-1970) qui lui a confié qu’il allait « entrer en Résistance ». « Mais tu vas faire quoi, au juste ? » Là encore, aucun détail, rien de précis. Louise est morte de peur. Comme si ça ne suffisait pas que leur père soit emprisonné ! Elle imagine quel sort sera réservé à Paul s’il se fait prendre. Ou plutôt, elle n’imagine pas, car ça aussi, ça la dépasse. La torture, la violence, la mort… 

L’incertitude, la crainte, l’espoir qui s’effiloche de jour en jour ont grignoté la belle énergie de Louise. Elle n’arrive même plus à s’accrocher à ses études. Etudier, à quoi bon ? Pour un futur sans avenir ? Dans un monde qui sombre ?

Ah, sa mère l’appelle ! Ça fait au moins deux heures qu’elle est partie chez l’épicier. Y aura-t-il de la viande au menu ce soir ? Des pommes de terre ? Du lait ? Louise n’en peut plus des rutabagas et du pain noir. Elle aimerait faire un gâteau, elle serait prête à tout pour une tablette de chocolat…

« J’arrive, maman ! »

**********


« Mademoiselle, tout va bien ?

Sally sursaute. Un homme plutôt grand, aux cheveux gris, la cinquantaine, un visage doux, est penché sur elle. Elle se redresse, un peu honteuse de s’être endormie à un endroit pareil.
– Ça va, ça va.

- Vous êtes sûre ?

Que va-t-elle bien pouvoir inventer ?

– Oui. C’est… une tombe de famille…
Pourquoi se justifier, après tout. Ce type, elle ne le connaît même pas !

… J’ai l’habitude de venir me recueillir ici. »

Bon. L’homme a eu l’air d’y croire. En tout cas, il poursuit son chemin. Sally ne lui a pas tout à fait menti, d’ailleuers. Elle regarde sa montre : pendant 30 minutes, peut-être un peu plus, elle a appartenu à la famille Pommier. Elle est devenue Louise. A endossé son costume, a connu ses peurs, ses états d’âme.

Elle se sent mieux. Paradoxalement, le rêve a donné plus de force à ce saut dans le temps. Plus de réalité. Et cette réalité, dans toute sa tristesse, donne d’autres couleurs au quotidien de Sally, à sa vie « morne et sans saveur ». Cette réalité redonne une présence à des parents absents. Elle rend plus léger le départ de son Simon à elle : un Erasmus, ça n’est rien, juste six mois d’études en Espagne !

Grâce à Louise Pommier, 1920-2012, Sally a touché du doigt un autre destin que le sien. Elle donnerait cher pour remercier cette femme de lui avoir prêté sa vie, ne fût-ce qu’en rêve. 
Mais Louise est morte depuis neuf ans. Alors, à la place, Sally lui fait une promesse : revenir la voir souvent, se recueillir ici dans les moments de doute, y chercher des réponses, approcher des vérités.

La jeune femme époussette son jean, rajuste sa veste et s’apprête à remonter vers la chapelle. Mais elle n’en a pas encore tout à fait fini avec Louise.
Dans l’allée voisine, une explosion de couleurs. Des funérailles récentes, à en juger par l’abondance de bouquets, somptueux ou plus modestes, sur la tombe en marbre blanc. A moitié écrasé par les gerbes, un tout petit géranium pointe ses feuilles. Qui remarquera qu’il a disparu ? 

« Encore un larcin, tu y prends goût », dirait son père.

Oui, papa, mais cette fois, c’est pour la bonne cause.

Sally prend le pot et le dépose sur la tombe de la famille Pommier. Le rose des petites fleurs tranche sur la pierre grise. Ici, la plante est à sa vraie place : elle trône, unique, impériale ! On en voit qu’elle.

Les promeneurs matinaux, guide et smartphone à la main, se font de plus en plus nombreux. Il est temps de partir. De retrouver la maison, la chambre, le bureau, la salle de gym. Ses parents. 
Sally presse le pas, pressée de rentrer. Elle a faim. Envie de pain d’épices tiède, elle qui n’en mange jamais, de saucisses-frites, même s’il n’est pas 10 heures.
Et d’un bon bain, parfumé au jasmin.

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