La patiente

Elle sera encore là dans quelques années… Il se surprend à se dire ça. Les cloches de l’église en face viennent de sonner ; il est 15h ; comme souvent, elle est en retard. Elle arrivera à bout de souffle, expliquant qu’elle a failli ne pas venir. Il la regardera poser son sac au sol, enlever son manteau et s’installer sur le divan. Il écoutera ce flux universel, ces bonnes raisons qu’elle aurait eu à ne pas être là. Et pourtant, elle sera là et expliquera qu’elle aurait pu ne pas, ce sera pour elle une manière de se sentir vraiment là, vivante, écoutée.

Il la reçoit depuis le printemps dernier. Il se souvient de son regard bleu qui a mis longtemps à se poser sur lui. Elle a regardé les murs, l’affiche aux seize portraits de Sigmund Freud. Il lui a semblé que son regard se perdait au-delà des vitres et puis elle s’est penchée vers le divan et elle a touché le tissu, comme un expert en textile essaye d’évaluer les performances d’un produit. Elle s’est immobilisée, puis elle a rejoint le fauteuil en face de lui. Une belle lumière entrait dans la pièce, et elle a dit : J’ai besoin d’aide, mais il faut que ça aille vite. A cet instant déjà cette pensée avait alors traversé son cerveau : Elle sera encore là dans quelques années.

 

Elle se souvient. A cet instant, dans la nuit qui tombe sur la mer, dans cette chaleur de ce pays de sable et de poussière, elle les revoit. Ce sont ses parents, dans des paysages d’eaux, de forêts, de déserts, de rizières. Elle était enfant, découvrant encore et toujours. Il y a eu les glaces des mers gelées, les champs éclatants de fleurs, des terres lointaines aux armées trop présentes. Elle se souvient des bals et des cris du peuple réclamant la liberté. Elle se souvient des larmes.

Il y eut des nuits étoilées à guetter les baleines et l’odeur entêtante des fleurs tropicales. Il y eut… lui. Ce jeune homme qu’elle croisait au jardin quand, s’aventurant au petit matin, elle l’apercevait ramassant les légumes. Il y avait au-dessus de leurs regards de grands oiseaux. Elle se souvient qu’il disait : on n’est pas en cage, on peut aller plus loin. Elle ne savait pas quoi dire.
Elle ouvre les yeux sur son passé. Plusieurs vies, se dit-elle. J’ai vécu plusieurs vies. Et toujours des lumières d’espoir. Etre soi, quand même. Elle le voit par la vitre. Il lit le journal, dans ce petit bar en marge de la capitale, leur lieu. Leur lieu à tous les deux.

Ce contenu a été publié dans Atelier Ecriture-Collage. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire