Face et profil

Longtemps Louise a été célibataire.

Mais elle ne vit pas avec quelqu’un non plus ; il arrive qu’elle ne soit pas seule, pour une heure, ou 2. Alors ça lui suffit pour dire à sa mère qu’elle n’est pas célibataire. Elle espère ainsi échapper à des remarques qui pèsent des tonnes.

– Tu te rappelles de Nadine, ma copine d’Avignon ?

– Oui, oui.

– Eh bien, sa fille, celle qui a ton âge, elle attend son 3e enfant avec son mari !

Si cela se voudrait être une pique, cela ne lui fait même pas mal. Être mère, cela ne l’a jamais tentée. Elle n’a pas cherché un père pour un enfant imaginaire, et elle n’est pas des femmes qui font des bébés toute seules. Quant à l’adoption, elle n’y croyait pas.

Sa seule expérience de cohabitation, c’est avec Balthazar, son chat. Avec lui, cela a commencé comme un conte de fée. On a déposé un carton contenant une petite boule de poil, un matin, sur le palier. Une carte indiquait « Adoptez-moi, s’il vous plaît ». Louise a trouvé ça bizarre, mais elle s’est rendue compte que le voisin aussi avait sa petite boîte sur le paillasson. Elle a supposé que toute une portée était à placer. Est-ce que l’on organiserait des chatprise-party pour que les frères et sœurs entretiennent des relations ?

Avant Balthazar, Louise craquait déjà devant des photos de chatons. Donc elle s’est dit « Pourquoi pas ? Cela me fera du changement ! ».

La mère de Louise est morte. Louise n’a pas su si la fille de Nadine avait eu un 4e enfant. Ou des jumeaux ! Avec son adorable mari, Renaud. Le fils de Nicole. Louise se demande si entre mères, elles n’ont pas facilité les présentations de leurs enfants respectifs. Quel traquenard !

Les années s’écoulent, et l’entourage professionnel ou amical de Louise s’étend. En un coup d’œil, on la calcule :

– Tu as des enfants ? Tu es mariée ?

– Non, non, je suis célibataire.

Un temps d’arrêt, et on change de sujet.

Combien de fois l’a-t-on invitée à venir accompagnée ? Et autant de fois elle est venue, ou revenue, seule. A chaque fois elle est repartie seule.

Une énième remarque ; Olivia laissa échapper un

– Si tu es gênée d’emmener une fille, tu sais bien qu’on est ouverts, ici. Adrien nous a bien présenté Jules, et tout le monde l’a accepté. 

– Il n’y a pas de copain, ni de copine. J’ai le droit d’être célibataire, non ?

– Oui, mais… tu n’as pas envie de vivre avec quelqu’un ? Ce serait plus sympa, non ? Tu te rappelles de Raphaëlle ? On était persuadés qu’elle finirait vieille fille avec des tas de chats dans une minable loge de concierge. Eh bien figure-toi qu’elle a rencontré un mec super sur un site de rencontres ! Pourquoi tu ne ferais pas pareil ?

Louise hésite entre répliquer un tonitruant

– De quoi j’me mêle ?!

et un plus doux

– C’est gentil de penser à moi, mais ce n’est pas ma priorité.

Louise a choisi la seconde option, mais Olivia ne l’a plus lâchée, au point que, pour mettre fin aux « Alors, inscrite ? » et garder une amie qui savait être très chouette, en dehors de ces moments où elle insistait un peu beaucoup quand même, elle bloqua un moment dans son agenda pour découvrir LE site promis comme miraculeux.

Assez vite, les torsions de méninges ont commencé : on lui demandait ce qu’elle cherchait, le grand Amour ou une belle rencontre.

– Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne peux même pas mettre « Arrêter qu’on me casse les pieds avec mon célibat » !

On lui demandait le portrait robot de l’homme idéal. Taille, âge, religion, région, niveau de diplôme…

– Hé ! Ho ! J’ai répondu à la question précédente que je ne savais pas ce que je cherchais ! Comment voulez-vous que je dessine les traits de mon Apollon ?!

Ce n’était pas fini : acceptait-elle qu’il fume, un peu, beaucoup, ou pas du tout ? Était-elle prête à endosser illico le rôle de belle-mère ? Ces questions devenaient oppressantes.

Les dernières étapes du calvaire consistaient en rédiger une petite note d’intention, et se prendre en photo.

– J’aime marcher intensément, nager et lire. Habituée aux loisirs en solo, je suis tentée d’en découvrir le partage.

Louise s’arrête un instant. Devrait-elle ajouter qu’elle a écrit cette présentation sans conviction, avec seulement l’idée qu’on lui a un peu forcé la main ? Elle lève les yeux vers le plafond quelques secondes, et prend la décision de s’en tenir aux 2 phrases déjà enregistrées.

Un dernier clic sur « Enregistrer », et son profil est en cours de modération. Dans quelques heures, sa photo sera offerte à des yeux qui sans doute se demanderont ce qu’un laideron aussi insignifiant cherche sur un site destiné aux rencontres amoureuses. Elle se sent dépossédée de son célibat sécurisant. Elle a très peur.

Pendant une semaine, elle n’a pas ouvert sa boîte mail. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Le 7e jour, elle se rappelle qu’Olivia et elle prendront le train pour assister à une avant-première. Louise appréhende les questions de son amie pendant les trajets. A l’aller. Et au retour. Elle ose enfin consulter sa messagerie. Et là, c’est un choc. Tom, Brutus, Jean, Gilbert, Laurent, Cœur D’Or l’ont likée. « N’importe quoi ! » pense-t-elle. Ce n’est pas possible. Elle ne sait rien de ces profils. Si ce n’est qu’ils rentreraient dans ses critères, un peu, moyennement, beaucoup. C’est le site qui le dit.

Le portail lui suggère aussi Bruno et Franck. Parce qu’ils font 1m80.

Pour dévisager leur photo et consulter leur profil, elle doit payer. Cela provoque une vibration dérangeante. Elle se sent comme une femme qui paie pour des hommes.

– Je n’ai rien demandé ! se dit-elle. Et Olivia…

Elle compare les offres de forfaits et s’inscrit pour un mois. Elle ne se sent pas à l’aise. Mais une forme de griserie infinitésimale germe en elle. Et si elle se prenait au jeu ?

Une fois l’abonnement encaissé, elle peut mettre un visage, et des mots sur ses « prétendants ».

C’est un deuxième choc. Ceux qui ont aimé son profil cherchent le grand amour, ou récitent leur expérience de beau-père. Parmi eux, il y a aussi des (trop) beaux gosses. La torsion de méninges reprend. Pourquoi l’ont-ils likée, puisqu’elle ne sait pas ce qu’elle cherche ? En une semaine, le profil de Brutus a été désactivé. « Il ne manquera à personne », lit-elle. A-t-il tenu des propos indécents ? A-t-il publié des photos un peu trop osées ? Elle se dit « Ouf ! J’ai échappé à un éventuel gros cochon ! Pourtant, il semblait sympa, et on avait virtuellement des affinités.».

Alors qu’elle est en direct sur le site, plusieurs hommes scrutent son profil. Un like de plus. Elle ne le trouve pas beau. Elle zappe.

– Et en plus tu es exigeante ! Tu exagères, Louise ! T’as vu ta gueule ?

Bernard l’invite à discuter :

– Salut, ça va ?

Est-ce cavalier, ou pas ? Elle se dit qu’elle ne connaît pas les codes. Alors elle répond

– Oui, et vous/toi ?

– Tu cherches quoi ?

Y-a-il un message sibyllin derrière ? Est-ce une façon détournée de parler des jeux d’adultes dans le noir ou en plein jour ? Elle essaie de rester calme :

– C’est la première fois que je m’inscris sur un site. Je suis très timide. J’aimerais découvrir le partage de sorties.

– Ça tombe bien, moi aussi. Tes hobbies ?

Louise mentionne ce qu’elle apprécie dans son temps libre. Assez vite, Bernard lui demande où elle habite. Louise reste vague, car méfiante. Ils vivent à 5 km l’un de l’autre. Bernard propose de la rencontrer autour d’un verre. Louise n’ose pas dire qu’elle ne boit pas d’alcool. Jamais. Est-ce que les bars servent du café, du thé, de la tisane après 18h ? Sinon, elle demandera un grand verre d’eau. Cela fera tâche. Tant pis. Va-t-il imaginer qu’elle est abstinente après des années à boire sans modération ? Il paraît qu’il y a des gens qui pensent comme ça.

Un jour et une heure de rencontre sont fixés. Ils ont échangé leur numéro de portable. Louise consent à l’échange de SMS. Bernard lui écrit tous les soirs. Pour des banalités. Bien que légèrement sous pression, Louise se sent vibrer. Elle existe, même si elle n’est qu’une image et quelques mots pour un autre. Cependant, la peur ne la quitte pas. Elle ne connaît pas bien les codes des relations sociales, encore moins sentimentales. Il paraît que sur le continent américain, les dates sont réglés. Immuablement. Au numéro n on s’embrasse, au numéro n+1, on couche ensemble. Et en France ?

Après qu’elle a pensé renoncer au rendez-vous, imaginer un sérieux prétexte pour s’abstenir, elle se dit qu’Olivia s’accrochera encore plus si elle fait demi-tour. Raisonnablement, si elle n’essaie pas de sortir avec quelqu’un, elle ne saura jamais si cela lui plaît, ou pas.

Derrière son quart Vittel, Louise peine à se décrisper. Bernard la dévore des yeux. Il a l’air sympa, et il parle bien. A 22h, Louise demande à prendre congé.

– Je me lève tôt, demain.

– Tu travailles où ?

– A Marne-la-Vallée.

Louise est en télétravail, mais comment justifier qu’elle a très envie d’aller dormir, autrement que parce que la traversée de Paris l’attend le lendemain ?

– C’est pas vrai ! Je suis à 5 minutes du RER ! Viens passer la nuit chez moi ! On a passé un bon moment tous les deux, tu ne trouves pas ? Tu vois, c’est hyper-important de savoir au plus tôt si on s’entend bien au lit, non ? Tu es d’accord avec moi qu’on n’a plus l’âge de perdre notre temps à conter fleurette, n’est-ce pas ?

Louise ne sait plus comment se dépêtrer de la situation. Une vibration dans la poche de son imper. Orange fait la promotion d’un black Friday. Elle saute sur l’occasion.

– Ah ! Zut ! Ma mère a besoin de moi. Elle a appelé le docteur.

Bernard s’incline.

– Oh ! Dommage ! Ce n’est que partie remise, hein ?

Il serre Louise dans ses bras ; elle attend passivement qu’il ait fini. Il essaie de déposer une bise sur sa joue, mais elle a esquivé.

– Allez, salut !

Louise presse le pas vers la bouche de métro sans se retourner. Une nouvelle vibration. Un SMS de Bernard. Elle sélectionne le message sans le lire, et clique sur la corbeille.

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4 réponses à Face et profil

  1. Aliette S dit :

    Emmanuelle, j’ai beaucoup aimé cette histoire !
    Elle a bien raison , Louise, de partir sans se retourner et de laisser Bernard à ses affaires !
    Bonsoir,
    Aliette

  2. Emmanuelle P dit :

    Merci Aliette ! Je suis très touchée de tes retours. A bientôt !

  3. Marija D dit :

    Merci Emmanuelle
    Tu décris formidablement bien la pression de la société sur des choix qui restent en somme tout à fait personnels voire intimes.
    J’espère que Louise trouvera son chemin sans se sentir jugée par Olivia 🙂

  4. Emmanuelle P dit :

    Merci Marija ! Je me suis servie de ce que j’ai pu entendre, à diverses occasions. Je transmettrai à Louise tes encouragements 😉

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