Heureuse qui comme Alice ferait un beau voyage

Alice s’est réveillée avec la tête lourde ce matin. Il lui semblait que le sang butait sur ses tempes, en rythme. Elle a tourné la tête vers la table de chevet, pris son smartphone. 03:26. La luminosité des chiffres sur l’écran lui fait mal aux yeux.

Elle doit prendre son service à 6 heures 30 ce mardi-là. « Putain ! », murmure-t-elle. Pas la peine de rester au lit, les céphalées ne passeront pas toute seule. « Allez ma vieille ! Debout ! ». Léonard dort encore à côté d’elle dans le lit. Il a délaissé son panier au salon pour rêver sur le moelleux de la couette.

Elle se lève, observe le chat impassible. Elle saisit sans bruit les vêtements qu’elle a sortis de l’armoire la veille et sort de la chambre sur la pointe des pieds.

Dans la cuisine, Alice renouvelle l’eau de son compagnon à 4 pattes, et lui verse une portion de croquettes. Il sera paré pour la matinée sans elle.

L’infirmière se masse les tempes en grimaçant. Elle file dans la salle de bain, ouvre l’armoire à pharmacie et saisit le tube d’antalgiques. 2 comprimés, une gorgée d’eau. Il ne reste qu’à laisser agir. Un café complète l’automédication. Pour polariser les effets, se dit-elle.

Une fois habillée après la douche, Alice retourne dans la chambre récupérer son téléphone. Un SMS est arrivé sans réveiller Léonard. « Joyeux Anniversaire ma louloute ! On s’est arrangées avec Laurence et Julie ! Tu es en congé d’office. Tu bosseras le dimanche après-midi en 8, si tu es OK. Bisous ! » Les émojis de rigueur accompagnent le message de Samantha.

Eh voilà ! Alice est prête à sortir à 4h du matin… Pour rien. Elle a envie de prendre l’air, espérant que la fraîcheur lui fouette le visage et éteigne la migraine. Elle ouvre doucement la porte, et découvre un bouquet de roses sur le paillasson. On dirait qu’une petite bête fatiguée y a trouvé refuge. Alice s’accroupit, approche la main. La bête ne bouge pas. La femme fronce les sourcils, étend les doigts. La bête est en réalité un origami. Une abeille en origami. Les traits du visage d’Alice se détendent, elle saisit franchement la bestiole de papier, la déplie, et découvre un message :

« Rendez-vous demain à Saint-Pancrace à 10:00. Avec tout mon amour. »

Le message n’est pas signé. Alice jette un œil autour d’elle. Si un voisin la voyait de si bon matin à genoux derrière un bouquet de roses, il pourrait se poser des questions sur le rythme de vie de Mademoiselle Gilet.

L’immeuble est silencieux. Alice défait le bouquet en vérifiant si une des roses qui le composent ne comporte pas des indices supplémentaires. En vain. Elle se relève, secoue ses jambes en peu engourdies, et va déposer le bouquet dans un vase, qu’elle expose sur la table du salon. Elles sentent bon, ces fleurs. Alice quitte l’appartement pour de bon cette fois, descend les 50 marches de l’escalier et se retrouve en plein air.

La rue est vide et sombre, mais Alice s’y sent bien. Ce bouquet mystérieux, ce SMS gentil l’ont surprise au point qu’elle en oublie qu’elle a démarré sa journée très tôt, et dans la douleur.

Elle parcourt quelque distance, observe le manège des camions qui livrent les commerces. Le froid provoque des frissons, et ses trapèzes en se contractant réactivent le mal de tête. Il est temps de rentrer, et s’occuper du voyage à Saint-Pancrace.

Alice monte les 50 marches, et remarque un nouveau bouquet de roses sur le paillasson. Son obsession du moment, c’est de chercher la petite bête parmi les roses offertes. Un poisson en origami semble complice de l’abeille :

« 3 jours avec toi. Les réservations sont faites. Avec tout mon amour »

Le papier qui emballe le bouquet est une grille de mots codés. Elle décrypte le numéro du train, la gare de départ et le détail du point-rencontre. Alice se laisse griser. Après tout, c’est son anniversaire, et elle a bien le béguin pour 1 homme actuellement. Et s’il venait à se déclarer ? Audacieux, le lascar ! À moins que… elle a eu quelques aventures avec des partenaires de karaoké. Gabriel, Julien, Félix, Oscar, Antoine… Elle s’est lassée de ces histoires éphémères. Et eux ?

C’est désormais un grand bouquet de roses qui trône sur la table du salon. Malgré les efforts d’Alice pour rester discrète, Léonard s’est réveillé. Il vient se frotter contre les jambes de sa maîtresse, et donne un coup de patte sur sa cheville droite. C’est le signal de la partie de cache-cache. Alice consent à jouer avec le chat. Ce faisant, elle dresse mentalement une liste du contenu des 2 valises. Une pour elle, une pour Léonard. Elle ne s’imagine pas une seconde laisser son compagnon.

Une fois la récréation terminée, elle se précipite sur un bloc et note les affaires à emporter. Quel temps fera-t-il autour de Saint-Pancrace ? Penser au parapluie, aux lunettes de soleil, aux croquettes… La journée s’écoule ainsi, à passer en revue son dressing, en extraire de quoi remplir les valises. Léonard circule dans l’appartement et s’interroge sur l’effervescence de sa maîtresse. Alice se couche tôt ce mardi-là. Le chat ne tarde pas à la rejoindre, résolu à ne pas la lâcher d’une patte. Les bagages sont la marque d’un départ. Mais où ? Avec qui ?

Le passeport est ouvert sur la table, les premières pages d’une nouvelle histoire s’écriront dès demain.

 

Mercredi. Le smartphone sonne. 06:00. Alice et Léonard s’étirent chacun à sa façon ; elle vers le haut, lui vers l’avant. Il la regarde en inclinant la tête : jouer ou pas à cache-cache ? « Allez, zou ! C’est le grand départ ! ». Léonard a compris : pas de cache-cache aujourd’hui.

Le métro en direction de la gare de Lynasse est relativement fréquenté ce matin-là. Blotti dans un sac ventral, le chat observe les voyageurs à la nuque brisée. Les smartphones abîment les ports de tête. Même les fiers courbent l’échine.

La voix du métro annonce « Gare de Lynasse ». Tout le monde descend. Léonard entend les valises rouler, perçoit le balancement des hanches d’Alice. Il se sent un peu patraque, et ferme les yeux.

Le duo prend place dans le wagon.

 

« Gento, Gentos, Padéli ! Réchaussez !»

Léonard, qui a voyagé sur les genoux d’Alice, lève la tête vers sa maîtresse ébahie. « Il a dit quoi ? » demande-t-elle. Dans les yeux du chat s’exprime aussi l’incompréhension. « J’ai rien capté ! ». Des silhouettes se dirigent vers les portes du train. C’est l’arrivée, sans doute.

Léonard est abri dans son sac, les valises découvrent le quai. Alice lève la tête. Nulle pancarte. Est-elle bien descendue à Saint-Pancrace ?

Un type en uniforme la fixe. Elle ralentit, lève un index et interroge :

– Excuse me, Sir ! Where is the pub ? A friend of mine is waiting for me1.

L’homme se met au garde à vous, et répond :

– Garcou ? Parsion…

Alice se gratte l’oreille tout en souriant. « Alors là mon gars, on n’est pas avancés ». Le type a-t-il voulu dire que l’ami imaginaire était parti ? Ou bien ce sabir signifie-t-il autre chose ?

Au loin, un néon « Lecteureux » lui fait supposer qu’un local à journaux peut la sauver. Dans son pays, les points presse sont près des cafés. Elle se dirige vers lui d’un pas décidé, lorsque le sol se dérobe sous ses pas.

 

La langue râpeuse d’un chat débarbouille le visage d’Alice ce matin-là. La sonnerie du téléphone envahit la chambre. « Eh merde ! J’ai sommeil ! ». Un coup d’œil au smartphone : 04:50. « Allez ma grande ! Debout ! ».

Un SMS est arrivé : « Mademoiselle Gilet, des absences imprévisibles affectent votre service ce matin. Vous serez la seule titulaire. Un bonheur n’arrivant jamais seul, deux élèves infirmières commencent leur stage. Vous serez chargée de leur accueil. L’établissement et moi-même comptons sur votre complet dévouement. Bien à vous. Le cadre de garde »

Tu parles d’un anniversaire…

En se levant, Alice fait tomber un passeport qui s’ouvre et libère une abeille de papier.

1Excusez-moi ! Où est le bistrot ? Un ami m’attend.

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