Les lunettes de Nelson

L’étui était vide, presque vide. Il contenait une minuscule peau de chamois. Il était posé sur la table, béant.
Nelson avait suivi le cortège, la foule. Il n’avait pas reconnu les visages. Il se tenait droit et fier, même s’il n’y voyait pas très clair.
Les chants s’étaient élevés, les talons battaient le rythme, en cadence.
Nelson ferma les yeux un instant, laissa ces incantations le pénétrer profondément comme une flèche en plein cœur. Il respira bruyamment, ravala ses larmes. Il voyait suffisamment flou comme ça.
Des tambours se mirent à résonner, doucement, puis de plus en plus fort, de plus en plus vite. Tous les cœurs suivaient à l’unisson.
Nelson porta la main à sa poitrine, souffla, se pencha en avant, comme pris d’une crise d’asthme. Il sentit une main se poser sur son dos, puis une petite tape d’encouragement.
Il se souvint des mots de son père, un conseil qu’il n’avait jamais vraiment suivi, car il n’en avait jamais compris la portée jusqu’à aujourd’hui. Il entendit sa voix résonner dans sa tête, une voix sage et vieille, douce et tendre, une voix qui lui répétait cycliquement de ne jamais regarder le sol, toujours le plafond. Son père ne comprenait pas que, sans lunettes, le sol était la seule chose à laquelle se raccrocher quand tout était brumeux tout autour.
Mais aujourd’hui, dans ce cortège sans fin, où chacun avait donné dans une élégance rare, où chacun avait fait le voyage de très loin, Nelson comprenait enfin.
Il inspira puis se redressa. Il leva les yeux vers la cime de l’arbre le plus haut. Il avait senti sa présence dans le jeu des rayons du soleil avec le feuillage. Il crut entendre son rire tonitruant. Nelson sourit au visage qui se dessinait dans les branches.
Le cortège avançait désormais dans un silence assourdissant. Aucun pleur, aucun cri, les pas glissaient sur le sentier sans un bruit. La fin du chemin était proche.
Nelson regardait toujours vers le ciel, toujours le sourire aux lèvres. Il plissa les yeux, ébloui. Jamais il n’avait vu falaise si blanche. Il s’en approcha. Il entendit des mouettes, il devina des vautours aussi. Il tenait l’urne contre son ventre. Il était temps. Il était libre. La mer emportait sa tristesse infinie. Il entendit son père murmurer : Dans le doute, mets tes lunettes.
Nelson se demandait où il avait bien pu les laisser.

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