Douée pour le bonheur

Ce matin dans le métro, Caroline rêve les yeux ouverts, même si elle aimerait bien les fermer tellement la fatigue l’assomme. Elle rêve de la mer qu’elle vient de quitter pour six longues semaines, elle rêve d’une chaleur douce de printemps, elle rêve de repos et de liberté, elle rêve d’une vie où elle aurait tout le temps de rêver. Mais en ce matin de janvier, elle est dans le métro, direction l’openspace et les collègues; ceux qu’on a hâte de retrouver, et les autres aussi. Elle s’extirpe de sa rêverie au prix d’un effort monstrueux et regarde autour d’elle. Et bim, le métro, et bim les visages fermés et blafards, et bim les solitudes qui se juxtaposent. Toutes ces solitudes penchées sur leur téléphone, dans une drôle de posture, le dos rond et le cou cassé vers l’avant. Elle a un livre avec elle, elle met un point d’honneur à continuer à lire des livres, des vrais livres avec du vrai papier, mais là, elle a la flemme, alors comme tout le monde, elle sort son smartphone pour faire un tour rapide de l’actualité et des réseaux sociaux. “Un corps sans vie retrouvé près du lac”, “année la plus chaude de tous les temps”, “Energie, l’hiver de tous les dangers” … Elle ferme l’application et met de la musique, “Happy” de Pharrel Williams. Surtout de ne pas se laisser envahir par la tristesse, par le découragement, par les “à quoi bon”. Cette année, elle s’est fait la promesse d’être douée pour le bonheur. Ca parait énorme comme bonne résolution et un peu ridicule aussi, mais elle n’a plus peur du ridicule, c’est un bon début.
La sonnerie du métro retentit, elle lève les yeux, elle vient de rater son arrêt. En temps normal, elle serait agacée, voire un peu paniquée par sa rêverie qui la met en retard. Mais aujourd’hui, elle contrôle sa réaction, elle relativise, c’est plutôt drôle, au moins sans importance. Elle va descendre à l’arrêt suivant, elle marchera jusqu’au bureau, elle qui surveille scrupuleusement son nombre de pas quotidien, ça lui fera de l’avance.
Caroline sort enfin du métro. Avec stupeur, elle se retrouve sur la plage, sur sa plage, la Normandie en hiver, le vent qui ébouriffe ses cheveux. Ca alors ! Si elle avait su, depuis tout ce temps, sa plage à une station de métro du boulot, ça ouvre des possibles infinis. Elle abandonne son ordinateur et son manteau dans le sable, enlève ses chaussures et marche pieds nus vers la mer. Elle est basse ce matin. Plus elle avance, plus il fait beau et chaud, et soudain c’est l’été ! Le soleil brille très haut dans le ciel, un ciel éclatant d’un bleu profond, sans nuance. Elle arrive dans l’eau, juste un peu fraîche, comme il faut, un ravissement. Elle se rappelle sa promesse : “cette année, tu seras douée pour le bonheur”. On dirait que c’est bien parti. C’est l’été mais elle est seule sur la plage, parfaitement seule, elle s’offre comme une retraite improvisée, et ça la ravit. Elle marche dans l’eau, elle avance parallèlement aux belles maisons du front de mer, elle se concentre sur ses sensations, les vaguelettes qui caressent ses chevilles, le sable qui masse la plante de ses pieds, le soleil qui éblouit légèrement ses yeux clairs, protégés derrière ses lunettes de soleil. Tiens, c’est drôle, elle ne se rappelle pas avoir pris ses lunettes de soleil ce matin. Elle décide d’aller prendre un café au bar de la plage, “Le paradis” il s’appelle, c’est bizarre, est-ce qu’elle serait morte ? “Alors c’est ça, il a fallu que tu attendes d’être morte pour être douée pour le bonheur, c’est ballot !”. Bon, elle chasse ses mauvaises pensées et ce vague sentiment que cet instant n’a ni queue ni tête en secouant légèrement sa crinière ondulée. “Douée pour le bonheur, douée pour le bonheur, …” elle le répète comme un mantra. Elle arrive à la terrasse du “Paradis”, il y a une unique cliente assise à une table au fond de la terrasse, une vieille dame qui la regarde et qui lui fait signe de la rejoindre. Elle n’en croit pas ses yeux, non ça n’est pas possible, mais plus elle approche, plus elle distingue clairement la personne qui l’accueille avec un large sourire… sa grand-mère, Firmine ! Son adorée grand-mère, décédée depuis plus de vingt ans, est là, juste devant elle. Cette grand-mère dont elle n’arrive plus à retrouver les traits ni la voix quand elle ferme les yeux et qu’elle pense très très fort à elle.
“Mamie, mais qu’est-ce que tu fais là? Mais qu’est ce que je fais là? Je suis morte, c’est ça?”
Caroline sent de grosses larmes dégringoler jusque dans son cou et ruiner son maquillage au passage.
“Mais non ma chérie, ma Caroline, ma toute douce, tu es venue prendre un café au Paradis avec moi, voilà tout ! Ca fait tellement longtemps! Que je suis contente de te voir ! ”
Caroline essuie ses larmes avec le dos de sa main et scrute le visage de sa grand-mère, elle sent comme une urgence à enregistrer les traits de Firmine, ces yeux bleus presque violets, ces yeux fatigués mais pétillants, ces joues creuses et si douces. Ce visage lui a tellement manqué. Firmine pose la main tendrement sur la joue de Caroline, essuie une dernière larme, repousse une mèche de cheveux derrière l’oreille de sa petite fille. Elle y lit la fatigue, l’épuisement, le cœur gros et lourd, une souffrance profonde, un élan de vie aussi, malgré tout, plus fort que tout.
“Tu sais Caroline, j’ai de tes nouvelles tout le temps, je sais que la vie ne t’a pas épargnée ces derniers temps, je sais qu’il t’a quittée sans un mot, sans une explication, je sais l’horrible douleur de l’absence, la brutalité de l’abandon, à la limite du supportable. Mais je te connais mieux que personne, et je sais aussi que le temps des jours heureux est à portée de main.”
Caroline est traversée par mille sentiments, la peur d’être morte, le bonheur infini de revoir sa grand-mère tant chérie, l’incrédulité devant cette scène impossible, l’envie de croire à la promesse de bonheur à venir, malgré son cœur en miettes.
“Comme je t’attendais, je savais que tu allais venir ce matin Caroline, du moins je l’espérais très fort, je t’ai fait un petit cadeau”.
Firmine tend à sa petite fille un petit paquet rectangulaire, Caroline le prend, déchire le papier cadeau, un papier bleu ciel avec des nuages blancs et des petits anges qui lui sourient et lui envoient des baisers. A ce stade, plus rien ne l’étonne, un papier cadeau animé, et pourquoi pas ! Elle découvre un joli carnet, avec sur la couverture, écrit en lettres dorées “Douée pour le bonheur”, et à l’intérieur, scotchée sur la première feuille, une photo d’elles deux, manifestement prise aujourd’hui, à la terrasse du “Paradis”, devant la mer, devant leur plage.
“Tu y noteras ce que tu aimes, ce qui te rend heureuse, ce qui t’anime … une jolie phrase qu’on t’a dite dans la journée, un extrait d’un roman ou d’un poème qui te touche, tu pourrais commencer par y raconter ce moment, un café avec ta grand-mère au “Paradis” ! Bref tout ce dont tu auras besoin pour traverser les jours sombres, les jours …”.
Caroline sent une main sur son épaule qui la secoue légèrement, et une voix masculine un peu lointaine, qui se rapproche doucement. “Madame, madame, vous vous êtes endormie, vous êtes au Terminus. Il faut sortir maintenant”. Caroline s’extirpe de son rêve, s’excuse auprès de l’agent de la RATP et prend le chemin de la sortie. Dans ses mains elle tient un carnet avec, écrit en lettres dorées sur la couverture “Douée pour le bonheur”.

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2 réponses à Douée pour le bonheur

  1. Aliette S dit :

    Oh quel joli texte et qu’il donne du courage et apporte de la douceur quand, comme tu les décris, tout est si sombre à l’extérieur et dans la vie de caroline !
    Merci ! et qu’elle puisse marcher vers le bonheur, son carnet en mains !
    Aliette

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