La boussole

Elle a pris le train à Zurich. Elle quitte la Suisse, les alpages d’un vert tendre, la vue sur des sommets enneigés, une ville propre, trop propre, sage, trop sage. Elle a hésité à monter dans le train sans billet, juste avec son bagage. Une dernière tentative de désobéissance sociale.
Elle a vécu en Suisse trop longtemps, elle a laissé son côté rebelle sur le bas-côté en sortant de l’adolescence.
Avant de partir, elle a arrosé les géraniums dans les jardinières suspendues à son balcon. Elle s’est dit en versant l’eau fraîche distraitement qu’elle préférait les bégonias. Dans sa valise, elle a pris des bulbes pour en planter dès que le train s’arrêtera. Elle a pris le premier train, elle ne sait pas où elle va.
Elle ferme les yeux. Elle veut oublier la Suisse, sa neutralité, son calme permanent, sa bien-pensance, sa bienséance. Elle veut du feu, des flammes. Elle veut vivre.
Elle ne sait pas dans quelle direction elle va : à l’est, à l’ouest, au sud, au nord ? Elle ouvre les yeux pour tenter de s’orienter. Dehors, tout est vert, il y a de l’herbe, des arbres et même des fleurs, toutes sortes de fleurs. Il y a de la mousse aussi, qui aurait pu lui permettre de trouver le nord. Mais la mousse est partout, tout autour.
Elle ouvre un carnet à pages blanches, plie bien sur la reliure pour qu’il soit bien à plat. Elle se lance sur la première page : et si le train se dirige vers le nord, où m’emmène-t-il ? Elle écrit tentant vainement de s’échapper de sa géographie. Le train roule à une vitesse phénoménalement lente. Ça l’étonne. Les Suisses parlent lentement mais leur train… Pourquoi auraient-ils pris le même rythme ? Vivement qu’elle quitte ce pays. Elle se dit qu’elle ne le remarquera peut-être pas tout de suite. A la frontière, elle traversera la forêt noire, encore des arbres, encore du vert. Ce sera évidemment plus dense, plus ébène, ce sera ça le signe du passage de la frontière. Et après la forêt noire ? Le train parcourra des plaines, des ponts et se retrouvera dans un espace blanc devant, derrière, en haut et sur le sol, dur comme de la glace éternelle.
Là-bas, se dit-elle, il fera jour trop longtemps, puis il fera nuit trop longtemps. Là-bas, il n’y a pas de désordre non plus. Quel est l’intérêt d’aller là-bas alors ?
Elle tourne la page de son carnet et commence : et si le train se dirige vers l’est ? Jusqu’où vers l’est ? Après avoir franchi combien de montagnes, de l’intérieur ou par l’extérieur. Elle aura forcément mal au cœur de tous ces virages, de tous ces contournements ; elle aura aussi mal aux oreilles dans les longs tunnels sombres. Osera-t-elle s’émerveiller des contrées empruntées par le fameux Orient Express ? Tentera-t-elle d’aller jusqu’au terminus du Transsibérien ? Tout ça est loin, trop loin. Trop de trains sont passés par là, signant des arrêts de mort.
Il y a encore des traces de tranchées passées, de tranchées pas si passées et encore du sang qui coule sur la terre. Ici, juste après la frontière et là-bas, oui là-bas, mais on n’en parle pas.
Si elle pousse un peu plus loin, elle pense qu’elle pourrait attraper le soleil au réveil. On dit bien « le pays du soleil levant ». Ce serait une belle idée d’y arriver mais elle aurait l’impression d’aller à contre-courant. Avant d’atteindre les tout premiers rayons matinaux, elle aurait à traverser des steppes mongoles, un paysage loin, très loin de la Suisse qu’elle laisse derrière elle.
Elle hésite. A l’est, il y a trop de possibilités. De possibles guerres, de possibles catastrophes nucléaires, de possibles tourments météorologiques. Elle aimerait y voir quelque chose de positif. Mais quoi ? Tout est vaste, tout est grand. Pourtant l’espace est-il vraiment ouvert ?
Pourra-t-elle en allant vers l’est accomplir ce doux rêve de mouvement, de changement, de chamboulement ? Elle conclut d’une phrase ferme et sans appel. A l’est, les révolutions sont avortées. Un homme debout devant un char. Qu’est-il arrivé ? Des révolutions d’octobre, des printemps, des pavés, du sang, encore du sang. Du rouge, trop de rouge.
Elle veut avancer, laisser le silence derrière, mais elle ne veut pas se tuer à la tâche. Elle tourne la page de son carnet. En haut de la page, elle se pose encore la même question, en changeant de cap : et si le train se dirige vers le sud ?
Elle sourit puis fronce les sourcils. En train, elle n’ira pas bien loin. Le plus loin, ce sera dans le talon de la botte. Ensuite, il faudrait prendre un bateau, un autre moyen de transport. Mais l’Italie, l’Italie, ça doit être un sacré pays. Elle s’étonne de n’y avoir jamais mis les pieds. Même lorsqu’elle était sur les pistes de ski, elle est certaine de n’être jamais passée de l’autre côté.
Ça lui aurait sûrement plu l’Italie. Il y a plus de bruit, plus de désordre, plus de vie. Ça parle fort, ça parle en chantant, ça rit, ça crie, ça klaxonne même quand ça a tort. Elle a pris des cours d’italien il fut un temps. Elle a lu des livres, vu des films, tout en italien. Pour s’immerger dans la culture, sans vraiment se mélanger avec les gens. Ça lui paraissait plus facile, moins encombrant, pourtant tellement loin de la vraie vie.
Elle lève la tête quelques instants, regarde par la vitre, elle espère qu’elle est allée en Italie. Elle veut croire que c’est là-bas que la ville sera moins propre, moins sage. Qu’elle aussi sera moins propre, moins sage.
Elle dessine des fleurs sur son carnet. Pour elle, l’Italie est colorée, elle veut l’illustrer. Elle continue à dessiner, à imaginer un pays, une terre d’accueil.
Son esprit la rattrape, quelque chose ne va pas, quelque chose n’est pas cohérent. Elle a lu quelque part qu’il y a plus d’Italiens en dehors de l’Italie qu’en Italie. Est-ce vrai ? Est-ce bien de l’Italie qu’il s’agit ? N’empêche que ça lui tourne dans la tête.
Elle met dans la balance, la langue, l’architecture, le beau et l’esthétique et de l’autre côté, le poids de la diaspora, de la fuite, de la mafia, de tous les clichés sur l’Italie.
Elle s’en veut depuis qu’elle écrit sur son carnet de ne pas aller au-delà des clichés, de ne pas aller au-delà des préjugés. Elle a pourtant vécu en Suisse suffisamment longtemps pour comprendre la neutralité.
Et si elle va plus dans le sud, si elle navigue sur la Méditerranée, dans l’autre sens que celui qu’on prit les nombreux corps au fond de l’eau, que trouvera-t-elle là-bas ? Prendra-t-elle le train jusqu’au Cap, jusqu’au bout du monde ?
Elle ne sait pas, elle tourne la page. Elle écrit : et si le train se dirige vers l’ouest ? Il n’y a que la France à traverser. Le pays de toutes les révolutions, le pays où règnent simultanément la paix et le chaos.
La France, La France, écrit-elle, un grand pays si petit, un petit pays pourtant grand. Tout est question de point de vue. Alors oui, elle se dit que la France, ça peut être une bonne idée, une ruée vers l’ouest. Mais c’est tellement frontalier, tellement proche. Elle réessaie : c’est le pays de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Se sentira-t-elle à sa place ? Aura-t-elle l’impression d’avoir franchi un cap? D’avoir retrouvé son âme d’enfant, son âme d’adolescente ?
La France est un vieux pays. Elle est sur le Vieux Continent. Comment pourra-t-elle aller vers un renouveau ? Comment pourra-t-elle explorer, découvrir, comprendre, apprendre ?
Elle dessine la France sur son carnet, enfin un hexagone. Elle se dit voilà, c’est un pays géométrique, pas carré certes, donc avec de fortes possibilités d’occuper l’espace comme on le sent, artiste ou pas, révolutionnaire ou pas, comment on est tout simplement. C’est le pays des droits de l’homme, elle l’a suffisamment entendu, même au siège de l’ONU à Genève.
L’idée d’être acceptée comme elle est, juste comme elle est, lui plaît bien mais ce n’est pas assez. Elle a entamé sa révolution intérieure, elle sait qu’elle évolue, elle sait qu’elle change, elle ressent qu’elle devient une autre personne qu’elle espère meilleure, plus en phase avec elle-même.
Alors la France, oui mais non. Il va falloir prendre l’avion, survoler l’océan et atterrir dans une autre ville, dans une autre ville où l’ONU a son siège. Elle se dit que ça ne lui fait pas beaucoup de chaises à l’ONU pour représenter tous les pays du monde ou presque.
Elle est citoyenne du monde, elle vient d’un pays d’un ennui vert émeraude et elle veut de l’action. Elle tourne la page de son carnet. Et si c’était l’Amérique, l’autre pays de la liberté ?
Elle se voile la face sur l’immigration du siècle dernier, sur Ellis Island avant de voir la Statue de la Liberté. Elle veut chanter haut et fort New York, New York, même si elle chante faux. Là-bas, tout est grand, tout est immense. Il y a des gens de tout pays. Y a-t-il quelques américains ? Elle est sûre qu’elle entendra parler anglais, français, italien. Elle ne reconnaîtra pas les langues scandinaves, ses oreilles titilleront sur des sonorités slaves, elle devinera les langues qui viennent de l’Extrême-Orient, celles qui viennent du Moyen-Orient même si elle ne les comprend pas.
Elle s’abreuvera de toutes ces langues comme des porte-drapeaux. Elle se souviendra qu’ici aussi, à la surprise mondiale, une attaque a laissé une cicatrice indélébile. Elle continuera à écrire sur son carnet. Elle racontera pour qui, elle ne le sait pas. Elle espère qu’elle s’éloignera de toute forme de jugement, qu’elle laissera la joie, l’émerveillement s’installer durablement en elle.
Son train arrive à Charles-de-Gaulle. Elle soupire de soulagement. Elle a pris la direction qui lui convient. Elle se faufile jusqu’au terminal 2. Elle prend un billet aller simple. L’hôtesse lui fait remplir quelques formulaires. On ne rentre pas comme ça dans le pays de toutes les libertés. Il faut savoir montrer patte blanche.
L’hôtesse lui demande si elle a quelque chose à déclarer, lui fait signer un autre formulaire puis la laisse passer.
Dans l’avion, après le décollage, la tête dans les nuages, elle ferme les yeux. Dans sa poche, elle tient le bulbe de bégonia. Elle s’endort paisiblement, le sourire aux lèvres, le front détendu. Le voyage lui paraît plus court que son voyage en train. Elle se pose moins de questions, c’est peut-être pour ça.
A l’arrivée du printemps, elle se rend à Central Park. A l’ombre d’un séquoia, elle creuse la terre discrètement. Elle enfonce le bulbe, le caresse une dernière fois et le recouvre de terre. Elle l’arrose délicatement, consciencieusement.
Elle préfère les bégonias. Elle le réécrit dans son carnet. Chaque matin, elle passe devant le séquoia, le salue et lui demande si le bégonia est bientôt prêt.
Le jour de son anniversaire, un jour de mai, une explosion de couleurs s’agite au pied du séquoia. Elle entend le bruit du vent doux, elle écoute la longue discussion entamée entre le grand séquoia et le petit bégonia.
Elle est ravie. Sa place est ici. Au moins pour quelque temps.
Sur son carnet, elle croque et dessine le séquoia et le bégonia. Elle écrit aussi, en français et dans d’autres langues aussi. Au début de chaque carnet, elle écrit « Ce carnet appartient à … » avec un point de suspension. Elle a envie qu’il soit sien et au monde entier.

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