La conspiration de l’étang

Un des flamants roses dormait debout. Il sortit la tête et suivit les autres dans leur déambulation. Leurs pattes se reflétaient à la surface de l’étang ébloui par le soleil, de sorte qu’elles paraissaient deux fois plus longues qu’en réalité et qu’on se demandait comment les corps pouvaient tenir en équilibre. Vers l’horizon se découpaient des cabanes de pêcheurs, dispersées le long de l’étang. Les herbes étaient pointillées de jaune par les premières jonquilles. L’homme s’engagea dans le chemin jadis goudronné qui conduisait aux cabanes.

Les façades et les murs de bois étaient fatigués, très fatigués. Il repéra deux voitures connues à côté de la plus grande cabane de pêcheur, celle qui était peinte d’un turquoise écaillé. C’était bien là. Etait-il tout à fait prêt ? Peut-être pas, mais avant de passer aux choses sérieuses, il y aurait bien quelque chose à manger et à boire, et ça vous met en situation quand vous n’y êtes pas tout à fait. Il attendit un peu, car il avait envie d’arriver le dernier. Il vit passer une silhouette féminine. En général Marthe était la plus retardataire, il pouvait donc y aller.

Comme prévu il y avait quelques assiettes sur la table, en carton, et quelques plats. Marcel, qui était arrivé quelques minutes auparavant, avait éclaté de rire. Des harengs pomme à l’huile ! C’était exagéré, alors qu’il suffisait de jeter une ligne dans l’étang pour ramener une daurade. Mais bon, ce n’était pas grave. L’homme arrivé le dernier s’assit et, chantonnant sur l’air connu, observa mi-figue mi-raisin : « C’est à boire qu’il nous faut ». Une bouteille de blanc des Corbières surgit instantanément du réfrigérateur.

Le temps se couvrait. L’homme jeta un coup d’œil et regarda les nuages noirs dans le ciel. Un coup de tonnerre lointain se fit entendre. L’homme préférait ça, il trouvait que c’était meilleur pour l’ambiance.

Tout le monde était assis. Les baguettes dites  à l’ancienne de la boulangerie locale étaient encore tièdes, et ceux qui n’aimaient pas les harengs pouvaient se rabattre sur les supions apportés par Marthe. On parla de choses et d’autres. De la pêche, qui rendait moins, cette année. Etait-ce une histoire de changement climatique ? Des touristes qui, en revanche, étaient plus nombreux, il y avait même des Suisses, observa Eugène, propriétaire de la moitié du restaurant La daurade espiègle, dont le slogan Ici les poissons de l’étang et de la mer vous sautent directement dans l’assiette était repris dans les guides, nombreux, qui le citaient. De l’ambiance générale, qui était de moins en moins drôle, et pourtant le nouveau maire n’était pas mauvais, au contraire. Tout le monde autour de la table opinait de la tête, dans un véritable recueillement, prélude, c’était certain, à une explosion d’idées.

Dans l’intervalle l’orage s’était rapproché. Les éclairs tailladaient l’ouverture de la fenêtre. On n’était qu’au début du printemps, et pourtant on aurait cru un orage du 15 août. Pendant quelques minutes, la pluie violente ruissela sur les fenêtres et flouta le ciel noir. Il flottait dans l’air, au milieu des meubles bancals, une ambiance à mi-chemin entre comédie policière et réunion de société secrète.

C’est Louison, le propriétaire de la cabane, qui fit chuter la pression en prenant la parole. Mais il déçut en se bornant à déclarer qu’il fallait agir : c’était bien avec cette idée derrière la tête que tous étaient venus. Et pourtant, ils auraient pu ne rien faire : aucun d’entre eux n’avait à se plaindre de la situation économique. Ils avaient qui un commerce, qui une entreprise florissante de services aux bateaux, qui une concession automobile ou encore le bureau de tabac. Non, la question n’était pas là.

C’est Marcel, l’homme qui avait créé le port à sec, qui lança vraiment la discussion. Pour lui, il fallait qu’on parle de la commune, et aussi que les touristes aient l’impression que, là où ils étaient, se passaient des choses qui n’arrivaient pas ailleurs. Et ce n’étaient ni l’équipe de rugby, qui végétait dans une division inférieure, ni le tour de l’étang dans un petit train poussif et rouillé, ni même le restaurant d’Eugène, excellent admit-il, mais il y en avait tout de même d’autres sur la côte, qui pouvaient faire la différence. Non, ce qui n’allait pas, c’était que tout tournait en rond, d’une certaine façon. Et il fallait, de temps en temps, savoir être un empêcheur de tourner en rond.

Marthe acquiesça avec enthousiasme. Et Marcel, demanda-t-elle en minaudant, avait-il une idée pour faire tourner les choses de travers ? Marcel, ainsi interpellé, détourna le regard comme un élève pris en faute, qui a espéré jusqu’à la dernière minute que le choix du professeur s’abattrait sur un autre. Il fit mine d’être absorbé dans la contemplation de la photo posée sur le buffet, sertie dans un cadre argenté, qui représentait le retour des pêcheurs au village un demi-siècle auparavant. Il pesta intérieurement contre l’habileté de Marthe, qui avait réussi à cacher son propre manque d’inspiration.

Suivant le regard de Marcel, Louison suggéra qu’on pouvait peut-être faire revivre le passé du village. Non qu’il regrettât de ne pas avoir connu l’époque de ses grands-parents, certes non, car alors les affaires marchaient moins bien, mais selon lui on pouvait aller y chercher des idées pour satisfaire les attentes du public, désormais assoiffé de vintage, de collector, comme disaient les jeunes. Pourquoi ne pas mettre en scène la pêche à l’ancienne, créer un petit musée dans la conserverie abandonnée ? L’idée fut accueillie avec un certain scepticisme. Ça se faisait à droite et à gauche, ce n’était pas idiot, non, pas idiot du tout, mais ce n’était pas distinctif.

Des idées du même acabit fusèrent de droite et de gauche, mais personne n’accrochait vraiment. Pierrot, le propriétaire du tabac-journaux-librairie, mit fin au tour de table stérile en suggérant de changer d’orientation. Ce dont on avait besoin, ce n’était pas d’une activité, c’était d’un événement. Quelque chose qui attirât l’attention générale. Il fallait être en première page de Languedoc Matin, ne fût-ce qu’une fois. Les convives applaudirent, et Louison remplit les verres déjà vides. On s’accordait une petite pause-dégustation pour laisser chacun vagabonder mentalement dans cette nouvelle direction.

C’est alors que l’homme arrivé le dernier, jusque-là presque mutique, exposa son idée. C’était pour cela qu’il était venu, mais il avait senti que sa proposition aurait plus de force après qu’on aurait échoué à trouver du nouveau. Le silence se fit très vite, on buvait ses paroles. A la fin jaillirent même des applaudissements. Marthe proposa quelques aménagements, bienvenus, et d’autres aidèrent à fignoler les détails. La deuxième bouteille faisait couler les idées à torrent. Marcel observa qu’on ne pouvait pas agir complètement seuls. Certes l’opération devait être une sorte de conspiration, mais il fallait associer le maire. Normalement, il ne devrait pas faire de difficultés. Et aussi, indiqua Pierrot, le président de la Confrérie des Pêcheurs. Mais de ce côté-là, pas d’inquiétude non plus. De toute façon, à eux tous, ils représentaient une bonne part de l’économie du bourg, et on n’allait quand même pas leur résister. Quant à la presse, en flattant le correspondant dans le sens du poil et en exigeant la discrétion…

Louison alla préparer le café, dans la cafetière italienne en métal qu’on mettait directement sur le feu, dont il n’avait jamais voulu se séparer. Une fois les tasses avalées, il y versa un fond de marc, pas un truc de fillettes, précisa-t-il, du solide à cinquante degrés. Toutes les tasses furent levées et s’entrechoquèrent au-dessus de la table. Le pacte des braves était scellé, et chacun pouvait reprendre le chemin de la maison. Dehors les flamants continuaient leur quête interminable de nourriture sous quelques centimètres d’eau saumâtre.

On était dimanche soir. Le lendemain, des affiches à l’Office du tourisme, devant chez Eugène et quelques autres estaminets, ainsi qu’un entrefilet dans le journal, à la page locale, annoncèrent pour le mercredi une animation sur la plage, que la température déjà douce rendait attractive. C’était plutôt classique : pour les enfants des activités comme les bonnes vieilles courses en sac et quelques jeux d’adresse ; pour les adultes, des compétitions à la Koh Lanta, adoucies naturellement, qui avaient connu un vif succès l’année précédente. Le correspondant de Languedoc Matin confirma naturellement qu’il se ferait un plaisir de venir.

Le mercredi, tout se passa sans anicroche. A la fin de l’animation, quelques bons pour des menus de la mer gratuits chez Eugène furent distribués aux adultes vainqueurs, et des médailles en chocolat aux enfants. C’est au moment de la remise de la dernière médaille que débuta la surprise, qui naturellement ne figurait pas au programme.

Soudain se fit entendre une musique, diffusée à un niveau sonore assourdissant. Elle semblait venir du poste de secours, une cabane en bois située à deux cents mètres environ. C’étaient les premières mesures du requiem de Verdi. Puis des bruits d’explosion couvrirent tout, même cette musique. Les regards de tous se portèrent dans la direction d’où ils provenaient, celle des petits étangs, en fait des mares qu’avaient laissées les récentes marées d’équinoxe. Deux geysers d’eau saumâtre jaillirent à une hauteur inattendue. Puis on entendit une série de pétards, des fusées de détresse rayèrent le ciel et enfin le silence se fit.

Les enfants, d’abord terrorisés, trouvèrent le spectacle assez drôle. Les touristes songèrent que ce devait être là une animation d’un genre nouveau, que la plupart jugèrent d’un goût plutôt médiocre, mais ils se réjouissaient de voir les enfants enthousiasmés par leur après-midi à la plage.

Le lendemain, jeudi, Languedoc Matin accorda deux colonnes à la une à l’animation de la veille, ce qui ne manqua pas de surprendre les touristes, et garantit un chiffre de ventes inhabituel, que le buraliste semblait avoir anticipé. A l’intérieur du journal, le correspondant local, dans un article beaucoup plus long que ceux qu’il consacrait habituellement au bourg de P., indiquait avoir reçu, tout comme le maire, un communiqué émanant d’une organisation jusqu’alors inconnue, Défense de la pêche et du tourisme durables. Il y était affirmé que la démonstration de la veille n’était qu’un avertissement. Si rien n’était fait, précisaient les auteurs qui proposaient diverses mesures audacieuses, l’association se verrait contrainte à l’escalade, et sa prochaine intervention ferait bien plus que des dégâts symboliques. Si une barque s’enflammait quelque part, les pêcheurs ne devraient pas s’étonner et quant aux touristes, ils n’avaient qu’à bien se tenir, sinon… Sinon, la menace restait imprécise, ce qui ne la rendait que plus terrifiante.

Les touristes en question, en tout cas, furent interloqués. Heureusement, un bouche-à-oreille rapide et efficace fit opportunément observer à ceux qui ne l’avaient pas remarqué qu’on était le 1er avril.

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