Collé, serré contre ses jambes, le chat griffait ses mollets. La fille du boucher, désireuse de prendre une pause, se réfugie sur le fauteuil défoncé pour lui échapper. Mais pas maté pour autant, le matou saute sur ses genoux où il se met à ronronner de contentement. La journée s’annonce compliquée car la bruine qui dissimule le soleil levant n’incite pas la bête à aller chasser les mulots dans la grange abandonnée qui jouxte le commerce. La fille reste immobile, s’attendant à être rappelée à l’ordre par la voix brutale du boucher pour qui, toute minute de repos, équivaut à autant d’argent qui ne rentre pas dans son tiroir-caisse. Mais un cri de douleur s’échappe de la boutique. La fille du boucher faisant sauter le chat, s’élance en direction du rideau en lanières en plastiques. Là, abasourdie, elle voit le visage de son père dégoulinant de sang, tandis que l’apprenti court chercher un torchon blanc et que sa mère, levant les bras au ciel, projette le vase de mimosa artificiel sur le carrelage. Ce capharnaüm laisse les premiers clients, plantés sur le pas de la porte, pantois. « Il faut aller chercher le pharmacien » dit l’un d’entre eux. Aussitôt Germaine, la plus matinale des filles Crotoix, court sur le trottoir en direction de la pharmacie de M. Belleplante qui justement enlève ses volets en bois. A grand renfort de gestes et de moulinets, Germaine lui explique la situation. M. Belleplante s’engouffre aussitôt dans son officine, attrape dans son arrière-boutique sa trousse de premiers soins, toujours à portée de main.
Emboitant le pas à Germaine qui s’en retourne vers la boucherie, M. Belleplante s’interroge : « Comment il a fait son compte le boucher pour s’entailler le crâne ? ». A son arrivée, les clients s’écartent pour le laisser entrer. Effectivement c’est impressionnant. Le boucher roule des yeux ronds, la tête emmaillotée dans son torchon. M. Belleplante soulève délicatement le tissu imbibé de sang, une belle plaie baille au-dessus du sourcil gauche. « Ce n’est pas bien grave à mon avis M. Truchot mais il vous faudrait quelques agrafes et peut-être une radio si vous avez mal à la tête, dit-il ». M. Truchot ne dit mot. M. Belleplante l’incite à parler pour éviter qu’il ne tourne de l’œil. Dame, 120 kilos, il faut les rattraper. « Qu’est ce qu’il vous est arrivé ? Vous avez eu un malaise ? Vous avez trébuché sur votre carrelage, depuis le temps qu’on vous dit qu’il est dangereux, surtout quand il est humide ? Non ? Alors quoi ? Ce n’est pas votre apprenti qui a essayé de vous fendre le crâne ? Je plaisante Lucien, c’est pour détendre l’atmosphère. Bon, on va appeler… vous préférez quoi ? le médecin ou l’hôpital. M. Truchot est perdu, le médecin s’il est parti à l’autre bout du département, ça va être difficile de le joindre et s’il va à l’hôpital, il va falloir fermer la boutique. L’apprenti n’est pas encore capable de débiter des côtelettes ou de ficeler un rosbeef. Sa femme ne sert que la charcuterie, une tranche de pâté par ci, une tranche de jambon par là. Et sa Juliette, sa fille, qui ne fait que tournicoter dans la boutique ou sur le trottoir en face. A part décorer et attirer le chaland, et encore, elle ne sait que laver les carreaux et balayer, quand elle en a envie. Même maintenant, de son œil droit, il voit bien le Belleplante qui la regarde. Il a couru jusqu’ici surtout pour elle, pas pour son pauvre crâne qui palpite sous le bandage artisanal. Ah s’il avait eu un fils, mais pas de chance, juste une Juliette à qui sa mère a tout cédé. Elle ne pense qu’à une chose, se regarder dans la glace pour s’assurer que sa taille est toujours fine et s’admirer quand elle fait tourner sa jupe sur ses hanches. Ça c’est sûr, elle ne peut pas faire de la réclame pour toute la marchandise qu’il conserve dans ses frigos. M. Truchot ne sait pas quoi faire. Il regarde sa femme qui le regarde, interrogative. Elle n’a jamais pris une décision, elle ne va pas commencer aujourd’hui. Elle non plus, elle ne court pas après le travail. C’est lui qui fait tout et toutes les deux, elles se laissent vivre, en prenant du bon temps dès qu’elles le peuvent. Bon, il vaudrait mieux l’hôpital, comme çà le problème sera réglé. Ce sera peut-être l’affaire d’une, deux, trois heures, pas grand-chose. Elles pourront vendre une bricole ou deux pendant son absence et elles feront patienter les clients. Mais qui va m’emmener ? Pas Belleplante, il a sa pharmacie. Peut-être Roger, il est à la retraite. Mais le boucher n’est pas habitué à demander un service. Il se tourne vers M. Belleplante et lui dit : « je veux bien l’hôpital ». M. Belleplante lui répond : Et qui va vous conduire, tout en regardant les hommes présents, Albert ? Roger ? Vous Roger, vous voulez bien ? Roger bougonne un peu et finit par dire oui, tout en ajoutant : « il faudrait peut-être que sa femme ou sa fille vienne aussi. Peut-être plus la fille, elle est dégourdie. Encore un qui a les yeux sur sa fille, soupire en lui-même le boucher. Oui, oui pour les papiers, Juliette va venir avec nous.
Ce n’est pas pour déplaire à Juliette d’aller faire un tour en ville. A force de regarder passer les voitures et les trains qui vont et viennent entre la France et la Suisse, elle se verrait bien partir pour un long voyage. Mais si déjà, elle peut se promener en ville pendant que son père se fera soigner. Roger part chercher sa vieille voiture pendant que le boucher se prépare et fait ses recommandations à l’apprenti et à sa femme. Il n’est pas tranquille mais il n’a pas le choix. Pour Juliette, c’est un peu comme si elle avait la permission de minuit, un jour de fête inattendue en pleine semaine. Sa journée s’est ensoleillée malgré la pluie qu’elle entend tombée sur son parapluie pendant qu’elle attend sur le trottoir. L’imprévu la stimule, embellit son existence. Elle est ravie, la vue de son père blafard, la laisse indifférente tant sa joie est grande à l’idée de parcourir quelques kilomètres, elle va sortir de sa grisaille quotidienne. S’évader, elle en rêve, surtout le soir quand à la lumière de sa lampe de poche, elle dévore tous les livres qu’elle peut se procurer. Mais il ne faut surtout pas que son père voit la lumière sous sa porte de chambre car il peut entrer, furieux, pour lui confisquer son roman. Pas un livre, pas une revue ne traîne dans la maison, son père les prend pour allumer le feu dans la cheminée. Il sait que cela lui fait de la peine. C’est un peu comme s’il se vengeait de la voir grandir, de la voir lui échapper. Après les moments de tendresse de l’enfance, une sorte d’hostilité s’est maintenant installée entre eux, alors qu’elle cherche son indépendance. Elle se sent impuissante à prendre son envol. Ses rêves sont de pierre, sa vie est sans piment, sans parfum. Elle se promène aux yeux de tous, elle sait qu’elle fait naître des envies, des jalousies, des commérages mais elle ne sait pas quelle direction prendre. Elle regarde s’écouler l’eau du canal, contrôler par les écluses. Elle se verrait bien passagère clandestine d’une péniche se laissant glisser vers un avenir riant où quelqu’un l’attendrait. Tel un pigeon voyageur, libre de ses mouvements, mais qui revient toujours sur son perchoir, son désir de liberté est modeste. Elle souhaite juste voler en cercles concentriques en s’éloignant doucement pour découvrir des horizons variés, tout en restant en sécurité.
Sur la route, à l’arrière de la voiture, elle réfléchit à tout cela tandis que la campagne, en cette sortie d’hiver, accueille les premiers bourgeons et les premières fleurs. Les bâches de protection des plantes ont été enlevées tandis que commence la taille des arbres. Le gris des nuages se nuance de l’éclat du soleil qui lutte pour s’imposer. Sur le siège avant, son père dodeline de la tête mais elle se sent heureuse, certaine d’avoir un avenir heureux, elle ne sait pas comment mais elle en est certaine. C’est bientôt son anniversaire, bientôt elle sera majeure. Elle baisse la vitre de la voiture et respire à plein poumon pendant que l’air frais fait voler ses cheveux détachés. Elle a envie de chanter tandis qu’à l’avant, les deux hommes l’observent en silence dans le rétroviseur.
c’est avec plaisir que j ai retrouvé la fille du boucher …et son désir d’indépendance…
Quelle aventure ! Que va-t-elle devenir ? Sous les yeux de son père qui doit se douter qu’elle risque de leur échapper ! O fille du boucher, prends garde ! Le monde est parfois bien cruel !
J’attends la suite !
Aliette