La jeune fille et la vieille folle

La jeune fille a un regard triste et tendre, la tête penchée sur l’épaule d’un homme plus âgé, beaucoup plus âgé, son père sans doute. Le visage chiffonné comme quand on sort d’un réveil profond. Elle est assise en face de moi, dans cette rame de TGV bondée d’un lendemain de grève. Je me demande pourquoi son regard est si triste, qu’est ce qui fait qu’on est si triste à 16 ou 17 ans ?
Mon téléphone sonne, j’ai oublié de le mettre sur silencieux, la sonnerie semble sortir la jeune fille de sa rêverie et énerver passablement son présumé père. Je me sens rougir en cherchant désespérément dans mon sac mon téléphone dont la sonnerie monte crescendo jusqu’à se taire avant que je n’ai eu le temps de décrocher. Je finis enfin par mettre la main dessus, c’était un numéro inconnu, sans doute un démarcheur pour souscrire un nouveau contrat dont je n’ai pas besoin. Rien de grave donc. En rangeant mon téléphone, j’aperçois la lettre, celle que j’ai reçue ce matin, une lettre qui ressemble aux autres lettres que je reçois depuis plus d’un mois maintenant. Les lettres d’un détraqué qui prétend être mon père et qui voudrait faire ma connaissance, je n’ai pas de père, je n’ai jamais eu de père. A la première, j’ai cru à une erreur, à la deuxième, j’ai commencé à paniquer et à la troisième je suis allée porter plainte au commissariat. On m’a gentiment ri au nez. “Tout le monde a un père Madame !”. Tout le monde, mais pas moi. Pour me remettre de mes émotions, j’ai décidé d’aller me reposer quinze jours chez ma mère, je vais lui raconter qu’un petit malin se fait passer pour mon père, ça va bien la faire rigoler ! Mon téléphone sonne de nouveau, j’ai encore oublié de le mettre en silencieux. La jeune fille et son père me regardent comme une demeuré et je sens des dizaines de paires d’yeux braquées sur moi. Je bredouille une excuse et je me lève, embarquant mon sac et mon téléphone hurlant.
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Incroyable, elle est pénible la femme en face avec son téléphone. Personne ne lui a expliqué comment ça marche ou quoi ? Impossible de m’endormir ni même de rêvasser avec une voisine pareille. C’est bien ma veine ! Enfin quelques jours de vacances, les épreuves du Bac sont passées, Parcoursup est rempli, je vais pouvoir souffler quelques jours. Mais pas tout de suite, pas dans ce train, pas avec cette folle en face de moi. Papa est parti à la voiture Bar pour prendre un café et appeler Papi et Mamie, et la voisine vient de se lever avec son maudit téléphone. Quelques minutes de tranquillité ! Je vois mon reflet dans la vitre qui se superpose aux paysages qui défilent, les gouttes de pluie font comme des dizaines de larmes sur mes joues. Je vois mes cernes qui creusent mon regard et ce bouton en plein milieu de mon menton qui me défigure. Maman aurait dit que j’étais belle quand même. Je ne pleure même plus quand je pense à elle, je n’ai plus de larmes, juste des gouttes de pluie. Voilà la voisine qui revient déjà, qu’est ce qu’elle a l’air à l’ouest!

“Excusez-moi pour tout à l’heure. Je suis désolée, j’ai complètement oublié de mettre mon téléphone sur silencieux. C’est fait maintenant. Vraiment désolée”
“C’est pas grave, pas de problème”
“Si j’ai bien vu que ça vous a dérangé, vous et votre père. C’est bien votre père ?”
“Oui”
Voilà que la vieille folle a envie de parler maintenant, elle ne va jamais me laisser tranquille.
“Moi, je vais passer quelques jours chez ma mère, j’ai besoin de faire un break. Et quoi de mieux que quelques jours à se faire dorloter par sa mère pour se remettre sur pied ?”
“J’sais pas trop, la mienne est morte. Cancer foudroyant l’année dernière.”
En général, quand je sors cette phrase, ça coupe court à toute envie de discuter, mais la vieille folle reprend.
“Je suis navrée. Vraiment. Moi je n’ai pas de père. Je ne sais pas ce qui est le plus dur. Avoir des souvenirs, des photos, des regrets ou avoir des questions auxquelles personne ne répondra jamais?”
La vieille folle se tait et regarde le paysage. Peut-être qu’elle aussi elle voit des dizaines de larmes roulées sur ses joues ? Elle me semble soudain très loin. J’ai envie de savoir pourquoi elle n’a pas connu son père, pourquoi elle a l’air si triste. Qu’est ce qui fait qu’on est triste à 50 ans ?
“Votre père est mort avant votre naissance? Comment vous vous appelez ?”
La vieille sursaute, elle était vraiment partie loin dans ses pensées.
“Je m’appelle Céline. Bah en fait, je n’ai pas de père. Ma mère m’a toujours dit qu’elle ne savait pas qui était mon père.”
“Mais c’est horrible et c’est très égoïste de sa part, vous ne trouvez pas ?”
“Je ne sais pas, je ne sais plus, ça fait si longtemps. Et toi, tu t’appelles comment ?”
“Moi c’est Juliette. Je n’ai plus de mère, mais j’en ai eu une. En fait, j’ai toujours une mère, c’est juste qu’elle se matérialise différemment aujourd’hui. Elle m’envoie des signes, je le sais. Le matin de ma première épreuve du Bac, à la radio, ils ont passé sa chanson préférée, les mots bleus de Christophe, un vieux chanteur triste qu’elle adorait. C’était elle qui m’envoyait un mot d’encouragement, ça voulait dire “vas-y ma chérie, ne t’inquiète pas, ça va bien se passer, je suis avec toi””
“Tu as certainement raison Juliette. Moi je n’ai pas de père, je n’ai jamais eu de père, on a toujours été très heureuses toutes les deux avec Maman. Point final.”
“Vous faites comme vous voulez Céline, mais vous avez forcément un père, votre mère sait forcément qui est votre père. Vous devriez la harceler avant qu’il ne soit trop tard. On ne peut pas vivre qu’avec des questions!”

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Je reviens de la voiture Bar après avoir bu mon café. J’aperçois ma fille en grande discussion avec la voisine. Juliette sourit, elle écoute, elle raconte, elle s’anime. Cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vu aussi vivante. Je n’ose pas revenir à ma place, de rompre le charme et le flot de leur discussion, peut-être de leur amitié naissante. Juliette m’aperçoit, je lui fais signe que je repars téléphoner. Surtout ne pas casser cet élan de vie qui la traverse et que j’attends depuis plus d’un an.

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4 réponses à La jeune fille et la vieille folle

  1. Delphine U. dit :

    Quel chouette texte ! J’adore les changements de perspectives et l’optimisme que tu fais naître au fil du texte ! Merci !

  2. Michel M dit :

    Comme d’habitude c’est agréable à lire quand on n’a entendu que des morceaux, surtout dans une telle structure à trois narrateurs. J’ai été frappé en deuxième (première, donc!) lecture par l’opacité de la « vieille folle », plus compliquée qu’il n’y paraît, avec sa façon de s’accrocher à la phrase « je n’ai pas de père ». Et puis on a beau dire, une histoire qui finit bien, de temps en temps…

  3. Aliette S dit :

    Je découvre ce texte en lisant le blog et j’avoue que je l’aime beaucoup. La construction, le dévoilement progressif des personnages, bravo !
    Aliette

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