Le salon était en flammes

Anna était sortie jusqu’à une heure du matin. Méridionale d’origine, elle jugeait que les horaires étaient par nature approximatifs, et par ailleurs qu’à seize ans les contraintes de temps s’apparentaient à des mauvais traitements, chose que la société regardait désormais sans indulgence. Bref, elle avait presque une heure de retard sur la permission de minuit et s’en souciait comme d’une guigne. Dans la cage d’escalier, elle sentit une légère odeur de roussi, qu’elle attribua à un plat carbonisé par quelque cuisinier maladroit. Mais non : quand elle entra, le salon était en flammes.

Plus précisément, des flammes jaillissaient de la bâche de plastique qu’en vue d’une opération « peinture blanche » son père avait tendue devant l’énorme meuble bibliothèque. Anna s’étonna de son propre sang-froid. Elle appela d’abord les pompiers. Ensuite, ses parents ne répondant pas à ses appels, elle se souvint de lectures de romans ou de magazines : elle se précipita vers la cuisine, inonda le parquet luisant qui faisait la fierté  de ses « vieux », comme elle les appelait,-et tant pis pour les voisins du dessous-, se rua vers le placard du couloir, sortit des couvertures et étouffa les fauteuils où s’allumaient déjà des flammèches. Puis, la progression étant jugulée, elle attendit les pompiers avec une passivité dont elle devait s’étonner plus tard : pourquoi n’avait-elle pas tenté de s’attaquer à l’incendie de la bibliothèque ?

En fait, se dirait-elle ultérieurement, elle détestait ce meuble.  Elle imaginait, elle voyait bel et bien, son père assis dans l’inconfortable fauteuil de style proche de la fenêtre, avec son visage de sphinx, lisant un de ces livres dont elle le soupçonnait d’aimer la reliure de cuir bien plus que le contenu. Au fond, cela ne la dérangeait pas de les voir partir en volutes de fumée, par la fenêtre curieusement ouverte qui donnait sur le lac et les Alpes encore blanches.

Les pompiers éteignirent le brasier de littérature en quelques projections de neige carbonique. Puis ils appelèrent la police, jugeant curieuse cette inflammation loin de tout appareil électrique. Quant à Anna, elle flottait dans une sorte d’abstraction près d’une des fenêtres qu’elle avait machinalement toutes ouvertes. Il fallut l’odeur de l’appartement, où se superposaient bizarrement des effluves végétaux printaniers et les relents âpres des résidus calcinés, pour la ramener à la réalité.

L’inspecteur-chef –ou fallait-il dire capitaine ?- était devant elle. Kremer, se présenta-t-il, en exhibant inutilement sa carte de police, et son adjointe, Durant, Durant avec un t. Anna dévida quasi automatiquement les réponses au questionnement méthodique du policier. Oui, elle était française, et oui, elle avait un accent, méditerranéen précisa-t-elle. Non, elle n’arrivait pas à joindre ses parents qui auraient dû être là. Et son père était banquier, installé en Suisse depuis longtemps : Zurich, puis Lausanne. Non, ce n’était jamais arrivé qu’ils partent sans prévenir. Qu’ils partent en weekend sans elle, cela se produisait parfois, mais c’était annoncé à l’avance et on lui préparait des tonnes de choses à manger.

Dans l’intervalle, la police scientifique était arrivée. Les experts parvinrent à la conclusion qu’il y avait eu plusieurs départs de feu, ce qui excluait l’hypothèse de l’incendie accidentel. L’un d’entre eux, qui reniflait certains endroits comme aurait fait un chien dressé, préleva quelques échantillons. Il fallait vérifier, expliqua-t-il, mais sans doute avait-on utilisé un produit domestique pour mettre le feu, de l’alcool à brûler peut-être. Avec la fenêtre ouverte, la combustion avait dû progresser assez vite. Anna eut un frisson rétrospectif à l’idée que si elle était rentrée à l’heure, elle aurait éteint l’incendie avant qu’il fasse des dégâts, voire effrayé l’incendiaire avant son geste.

Les policiers apposèrent des scellés sur la porte du séjour et dirent à Anna qu’elle pouvait utiliser librement le reste de l’appartement. A nouveau, l’adolescente se surprit elle-même. Si on lui avait demandé quelques jours auparavant comment elle accueillerait pareil événement, elle y aurait vu une de ces invraisemblables catastrophes qui font basculer une jeune vie. Or, après le départ de la police, elle s’endormit en quelques instants. Et le lendemain, où elle n’avait pas cours, elle se leva tranquillement et, apercevant les scellés, se dit simplement que la matinée était un peu perturbée.

La police revint avant midi. L’inspecteur-chef Kremer était perplexe : pas d’effraction, une fenêtre ouverte alors que les nuits de printemps étaient encore très fraîches, des parents dont le téléphone débitait des messages d’absence, aucun objet précieux dérobé alors que l’appartement en regorgeait, tout cela formait un tableau singulier. Il ne voyait guère que deux hypothèses, dont il ne dévoila qu’une à l’adolescente. Hypothèse 1 : les deux événements, incendie et disparition des parents, n’avaient aucun rapport entre eux. Quelqu’un avait un compte à régler avec le père –on chercherait des suspects à la banque-, cette personne avait allumé l’incendie après s’être introduite par la fenêtre, sans doute mal fermée, et était repartie par la même voie. Les parents avaient quitté les lieux auparavant, on chercherait pourquoi. Hypothèse 2 : l’incendiaire était entré par la porte, sans effraction, car il était connu du couple. Il avait assassiné le père et la mère d’Anna, s’était organisé pour faire disparaître les corps, ce qui n’était pas impossible dans un immeuble dont les habitants, des vieux réglés comme une horloge suisse, ne devaient guère bouger passées dix heures du soir, puis, dans un ultime geste de haine, avait mis le feu au salon. Il examina l’hypothèse 2 bis, les mêmes événements dans l’ordre inverse, mais elle ne tenait guère la route, car le couple aurait hurlé et appelé la police.

Anna se convainquit que l’hypothèse 1, la seule que lui eût présentée Kremer, était la bonne. Elle constata que ce scénario ne lui déplaisait pas vraiment. Son père était bien trop attaché à son métier pour disparaître plus de quelques jours, et elle allait pouvoir se reposer un peu de tout cet ordre dans l’appartement, et de ce rythme de vie étouffant dans lequel le banquier, devenu plus suisse qu’un vrai Suisse, engluait la famille.

Les surprises commencèrent le lundi. Anna reçut un coup de téléphone de la banque de son père. Celui-ci, lui expliqua-t-on, devait s’absenter pour quelque temps, et avait donné des instructions. Elle avait reçu cinq cents francs suisses sur son compte d’épargne, et la même somme arriverait le lundi suivant si l’absence, dont son interlocuteur ignorait apparemment la durée, dépassait huit jours. D’abord perplexe, Anna décida qu’une semaine sans parents lui convenait.

Au courrier de mardi arriva la première lettre, estampillée en Italie. Anna reconnut sur l’enveloppe l’écriture anormalement grande et un peu désordonnée de sa mère. La missive semblait avoir été écrite dans un état de confusion mentale. Au terme de deux lectures, la jeune fille reconstitua plusieurs choses dont elle allait devoir informer la police. Sa mère avait quitté l’appartement bien avant l’incendie, et ignorait visiblement que son mari avait également disparu. En revanche elle avait dû lui laisser un message en partant. En gros, elle avait besoin d’ailleurs et, comprenait Anna entre les lignes, de quelqu’un autre. Elle devait même être en train de refaire sa vie, encore que sur ce point, la lettre fût d’une totale imprécision. Elle inviterait bientôt sa fille là où elle s’installerait. Anna ressentit une bouffée d’affection pour sa mère que, dans ses emportements d’adolescente, il lui arrivait de croire aussi rigide que son père.

Malgré le charme de sa vie indépendante, et le plaisir qu’elle trouvait à inviter ses amies et quelques garçons dans le vaste appartement lambrissé, que ses hôtes trouvaient vintage, Anna commença à comprendre que, finalement, c’était bien un tournant majeur qui se dessinait dans son existence.

Ce n’est que le vendredi qu’elle trouva la deuxième lettre dans la boîte. Cette fois, une lecture suffisait. C’était argumenté selon la rhétorique rigoureuse d’un refus de prêt à une entreprise. Pourtant, cela ne ressemblait pas à son père. Il le déclarait tout de go : son existence ne lui convenait plus. Placer habilement l’argent des clients, coller un sourire figé au-dessus de son costume gris anthracite avec cravate de club anglais, lire ou relire les livres censés faire l’honnête homme, il en avait fait le tour. Il démissionnait. Son épargne et les stock-options lui permettraient de voir venir. Anna fut prise de vertige devant l’étrange parallélisme des trajectoires de deux êtres aussi dissemblables. Elle découvrait, à l’âge de seize ans, que les vieux sont compliqués et parfois imprévisibles. Menteurs également, mais c’était là une conclusion à laquelle elle était déjà parvenue.

Elle poursuivit la lecture de la lettre. Bien sûr son père ferait signe prochainement à sa fille préférée. Il n’en avait qu’une, pensa Anna, mais elle sentit quelque chose derrière l’adjectif humoristique éculé.

Elle sourit en lisant le dernier paragraphe. Son père s’y exprimait moins directement, avec des circonlocutions inhabituelles chez lui. Il était désolé. Il avait appelé les pompiers vers une heure du matin et avait appris qu’ils avaient déjà maîtrisé le feu, ce qui l’avait un peu rassuré. Mais c’était lui qui l’avait allumé. Oui, désolé, vraiment désolé.

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire