En regardant par la fenêtre, on pouvait contempler la lune. Elle était presque pleine et magnifiquement rousse. J’ai balayé du regard la pièce, qui était à peine meublée. Le spectacle était plutôt drôle : un groupe de personnes entre dix-huit et soixante ans, quelques-unes visiblement camées, qui flottaient dans une musique comme on n’en fait plus, genre un peu planant, dans la génération de mes parents ils appellent ça psychédélique. La seule lumière était le clair de lune, certains invités parlaient, plusieurs étaient assis par terre et tout le monde donnait l’air de se sentir bien.
L’endroit avait un genre poétique. Le vent venait de la terre et il agitait de petites rides à la surface des eaux noires. En regardant la lune rousse, j’ai eu une idée bizarre : que, dans la pièce, tout le monde était dans la lune. Puis il m’est venu une autre idée qui m’a fait rire, je veux dire, intérieurement : que moi, je regardais la scène comme si j’étais sur la lune, comme une chose très, très éloignée. Je ne sais pas pourquoi, tout était calme et pourtant j’avais l’impression que n’importe quoi pouvait arriver.
A un moment trois personnes se sont levées, dont un couple que j’avais déjà rencontré, deux vieux, enfin, vieux pour moi, disons dans les cinquante ans. Il y avait aussi un jeune. Les vieux connaissaient bien le coin, et ils proposaient une promenade. J’ai sauté sur l’occasion, les environs avaient l’air intéressants.
Les gens d’ici disent que maintenant l’ancien village est enfoui dans la dune, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a des maisons qui sont presque entièrement émergées, et d’autres qui sont noyées, enfin, ensablées, jusqu’au toit. On ne voit pas ça partout, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est un endroit dangereux, évidemment, et l’accès a été interdit par un arrêté du maire. Il y a un grillage tout autour des ruines, ça décourage la plupart des curieux, mais ils ne l’ont quand même pas électrifié.
Les deux vieux sont d’ici et quand ils étaient jeunes il n’y avait pas encore le grillage. Ils ont marché droit vers un gros rocher, qui faisait comme un récif échoué sur le sable. Il y a dû y avoir un chemin à cet endroit, autrefois. En quelques minutes ils ont dégagé un passage en creusant un peu dans le sable. En rampant, même un adulte pouvait passer facilement.
Moi, je voyais tout ça d’un peu loin, depuis la lune, mais je les ai suivis avec plaisir. Qui n’aurait pas envie de visiter un village-fantôme ? Ça vous sort du train-train quotidien, on est vraiment ailleurs, quand on a vingt-cinq ans et qu’on commence à sentir que dans la vie tout n’est plus possible, c’est vraiment excitant, non ? En quelques instants nous sommes arrivés à la première maison, bien dégagée du sable. L’ambiance était glauque, genre conte d’épouvante, avec la lumière blafarde, les ombres longues de nos silhouettes, le silence total sauf un petit clapotis de la mer, mais personne n’avait peur.
Tout à coup, j’ai entendu un bruit, confus mais pas vraiment faible. J’ai regardé derrière nous, mais personne ne s’était joint à notre aventure. J’ai fait signe aux autres, juste en leur montrant mon oreille du doigt. Ils se sont figés, hyper-attentifs, et ensuite ils m’ont regardé d’un air surpris. Ils avaient entendu, eux aussi.
J’aurais dû m’enfuir, non ? Une jeune femme, dans une rue noire, en ville, qui entendrait de drôles de bruits dans l’obscurité, se précipiterait vers le bistrot le plus proche. Et là-bas, dans ce village qui aurait terrifié n’importe qui de normal, je n’y pensais pas. Au contraire, je ressentais une espèce de d’apaisement. Les deux vieux ne sont pas partis non plus, mais c’était plus logique, il y avait un homme, et dans cette génération les hommes font semblant d’être courageux. L’autre, le jeune, je ne l’ai plus revu par la suite.
Nous sommes entrés dans la maison, d’où provenaient sûrement les bruits. Il n’y avait plus de vitrages depuis longtemps, il manquait la moitié du toit, et dans la première pièce, plutôt bien éclairée par la lune, il restait un lit déglingué et une chaise à trois pieds, qui avaient échappé aux pillages. J’avais l’impression d’un voyage dans le temps. Je me souviens d’une phrase bizarre, en cours, au lycée, où il était question d’un gardien du temps. Eh bien, le gardien du temps s’était endormi.
Nous marchions sur la pointe des pieds pour éviter de créer le moindre bruit. On n’entendait plus la mer, de cet endroit, et il m’a semblé que le bruit énigmatique, c’étaient tout simplement des voix dans une pièce éloignée.
Ça m’a rassurée. Il n’y avait pas qu’un groupe d’amis, d’amis d’amis, et d’inconnus invités par des amis, ce que nous étions, pour avoir l’idée de visiter un village-fantôme au milieu de la nuit. C’était un divertissement avec frisson, comme un bain de minuit. On pouvait penser aussi à un rendez-vous amoureux avec un parfum d’interdit ou de roman gothique.
En tout cas je me sentais pleine d’énergie. Rencontrer d’autres explorateurs ou bien, je l’avoue, faire peur à un couple en action, tout ça m’amusait. C’est moi qui me suis mise en mouvement la première. Il n’y avait plus de portes depuis longtemps, il suffisait de s’avancer pour passer d’une pièce à l’autre. J’en ai traversé plusieurs. Le bruit augmentait, ça avait bien l’air de conversations.
La dernière pièce était immense. En fait ce n’était pas une pièce, c’en étaient plusieurs, devenues une espèce de loft, car des cloisons s’étaient effondrées. J’ai parcouru l‘espace du regard. J’ai d’abord pensé que ma première idée était la bonne : les gens que je voyais au fond, c’était un autre groupe d’« aventuriers » nocturnes –je mets des guillemets parce que, même si au début il y avait eu de quoi avoir la trouille, entrer la nuit à plusieurs dans un village abandonné, ce n’est quand même pas de l’héroïsme.
Puis j’ai trouvé que quelque chose foirait. Les gens à l’autre bout du loft ne semblaient pas nous remarquer, alors que le son de nos pas, normaux cette fois, résonnait dans la pièce nue : il n’y avait pas de tentures pour étouffer les bruits. J’ai eu une impression bizarre. Les quatre ou cinq personnes, à dix ou vingt mètres de nous, continuaient à parler entre elles avec de grands gestes. Une comparaison m’a traversé l’esprit : on aurait dit une troupe de théâtre. Et nous, nous étions comme des parents et amis autorisés à assister à une répétition. A un moment, j’ai presque cru que c’était ça. Mais j’entendais mal les dialogues. Or, si ç’avait été du théâtre, ils auraient dû parler très fort.
Je me suis avancée, sans m’intéresser à ce que faisaient mes compagnons d’expédition. A un moment, comme un acteur à qui le metteur en scène a demandé de regarder vers le public, un des personnages s’est tourné vers moi. J’ai eu un mouvement de recul : c’était le sosie de mon grand-père. La sensation d’apaisement a totalement disparu. J’avais peur de bouger. J’ai détaillé les autres acteurs -enfin, non, pas vraiment acteurs, je ne devinais plus du tout ce qu’ils étaient. Une des femmes ressemblait à une amie de mon grand-père, qui avait à peu près l’âge d’être sa mère. Je n’ai l’ai connue qu’enfant, et elle me paraissait alors très, très vieille.
J’ai eu une sorte de flash : ce n’étaient pas des sosies, c’étaient eux. Et de fait, celui en qui je voyais mon grand-père s’est tourné vers moi et, à voix normalement haute cette fois, m’adressé la parole comme si nous nous étions vus la semaine dernière. Dans un premier temps, je n’ai pas eu de réflexe de bon sens : j’aurais dû trouver que la situation était folle puisqu’il était mort trois ans auparavant. Mais non, j’ai répondu tranquillement. Puis la vieille femme est entrée dans notre conversation, et c’est à ce point que j’ai eu un raisonnement bizarre, ça peut paraître incroyable, mais j’ai fait de l’arithmétique. Je me suis souvenue que j’avais vingt-cinq ans, que mon grand-père en avait un peu plus de quatre-vingt quand il était mort, et j’en ai déduit que la dame devait avoir dans les cent dix ans. Curieusement, alors que parler avec mon grand-père mort ne m’avait pas vraiment troublée, l’idée d’être en face d’un être humain de cent dix ans m’a complètement retournée.
A ce moment précis, la terreur m’a gagnée. Une idée m’a fracassé le cerveau : ces gens étaient des morts-vivants. Oui, c’est ce drôle de mot double, mort trait d’union vivant, qui s’est imposé à mon esprit. La conclusion aussi : il n’y avait qu’une chose à faire, fuir au plus vite. Mais j’étais clouée au sol, je n’arrivais pas à mettre un pied devant l’autre. J’ai fermé les yeux. Je me suis dit qu’il fallait hurler, que si j’y parvenais il allait se passer quelque chose, mais je ne pouvais pas, j’étais comme étranglée. Finalement un son dérisoire s’est échappé de ma gorge.
J’ai senti alors que quelqu’un appuyait une main sur mon épaule et me secouait doucement. J’ai espéré que c’était un de mes compagnons d’excursion. J’ai ouvert les yeux, de fait c’était le quinquagénaire. J’ai regardé autour de moi, et il m’a fallu plusieurs secondes pour bien assimiler qu’en fait j’étais toujours dans la pièce où se déroulait la soirée à laquelle j’avais été invitée.
Le clair de lune ne l’illuminait plus en plein, et sous la lumière latérale, l’endroit m’est apparu différent. Les camés étaient dans leur trip, le voisin qui m’avait secouée et sa femme étaient parfaitement banals, leurs rides sous l’éclairage affaibli semblaient plus profondes et leurs visages déprimés. Quant aux autres, ils avaient des têtes de déterrés. L’ambiance me semblait maintenant sordide.
J’ai décidé d’aller me promener seule sur la plage. Ce serait romantique, au moins.
Michel ! Quelle histoire géniale ! Une petite nouvelle parfaite, j’ai eu peur j’ai été dans le cauchemar avec la jeune femme tu m’as emportée dans ton récit !!! Bravo!!
Et merci
Aliette