Pencher la tête

Penchez la tête. Respirez. Changez de perspective. Respirez. Debout, les pieds à plat bien au sol, écrasez les orteils un par un. Jambes tendues. Le bassin dans l’alignement. Sentez la montée et la descente de l’air qui entre et sort du ventre. Gardez le dos droit. Grandissez-vous. Baissez les épaules. Inspirez. Le menton légèrement rentré. Expirez. Détendez les mâchoires. Souriez si vous voulez. Plissez les yeux. Penchez la tête. Changez de perspective.
La séance se termine. L’apaisement devrait être généralisé pourtant… Des pieds courent pour replacer la brique et l’élastique. Des mains s’activent pour enrouler le tapis. Des corps froissent des habits pour en remettre d’autres sur lesquels un manteau lourd va effacer la légèreté qu’ils étaient venus chercher. Les corps s’envolent par la porte en lançant un au-revoir à peine audible. D’autres, se sentant sûrement aguerris ou vraiment grands débutants dans la pratique joignent leurs mains devant leur plexus solaire et murmurent un namasté timide ou faussement maîtrisé.
Dans la rue, un court silence siffle. Les poubelles débordent, vomissent leurs entrailles. Personne ne se parle, chacun prend une direction différente sur le trottoir. Des casques se sont posés sur quelques crânes, des téléphones sont consultés en marchant. Des passages piétons sont empruntés parfois prudemment en penchant la tête, plus souvent sans lever les yeux de leurs tristes pensées et encore moins vers le ciel.
Camille marche d’un pas lent. Elle voudrait tellement que les séances l’apaisent, la recentrent, l’ancrent quelque part. Elle vient depuis la rentrée sur les conseils d’une collègue. Elle flâne, elle ralentit devant le fleuriste pour sentir les effluves des fleurs exposées sur le trottoir. Quel drôle de spectacle, remarque-t-elle. Elle penche la tête, enfonce ses narines dans quelques bouquets très colorés. Les poubelles à côté, hautes, la gueule béante, semblent vouloir les dévorer. Elles leur font de l’ombre mais les fleurs, insouciantes, leur tournent le dos et penchent leur tête vers la lumière. Elles étirent chaque pétale pour se grandir, narguer les poubelles et attirer le chaland.
Les yeux de Camille glissent d’un seau à l’autre. Tout est beau, tout est doux. Elle penche la tête d’un côté, de l’autre. Ça l’aide à se décider. Une trottinette passe un peu trop rapidement et la bouscule. Elle n’a pas entendu d’excuses, juste le sifflement d’un engin à toute vitesse.
Camille a perdu le fil. Elle inspire, elle expire. Ses narines la chatouillent. Un mélange d’odeurs désagréables et tenaces avec des vapeurs de lavande et de romarin. Elle revient à elle, les deux pieds bien au sol et se jette sur le premier bouquet qui lui fait de l’œil. Il est plein de couleurs pastel, il ne sent pas grand-chose, rien d’entêtant, pense Camille.
Le vent se lève. Il est en colère, il envoie ses plus fortes bourrasques. Les cheveux de Camille s’affolent et s’emmêlent. L’odeur de poudre talquée disparaît du bouquet pâle. Les yeux de Camille se remplissent d’un gris triste. Elle aurait dû prendre un bouquet avec plus de peps, plus de couleurs vives, des odeurs fortes, plus fortes que le vent.
Camille pose son bouquet en équilibre sur une poubelle. La poubelle a gagné, elle a dévoré les petites fleurs. Camille inspire. Camille expire. Elle s’en veut de les avoir sacrifiées si vite. Elle accélère le pas, elle veut laisser cela loin derrière elle, oublier.
Elle passe devant la bibliothèque municipale un peu trop rapidement. Elle revient sur ses pas, vérifie les horaires d’ouverture. Il lui reste du temps.
Elle entre. Une bouffée de chaleur lui embrume le visage et les lunettes. Elle perd la notion de l’espace, des distances, elle est dans le brouillard. Elle répond bonjour à elle ne sait pas qui.
Elle enlève ses lunettes pour retirer la buée incrustée, elle n’y voit pas beaucoup mieux. Elle penche la tête, les lunettes vers le ciel pour s’assurer du départ de la buée. Elle secoue ses verres, penche à nouveau la tête et espère cette fois-ci y voir plus clair.
Camille se promène dans les rayons, ses doigts glissent sur les tranches, les étiquettes collées. De temps en temps, elle penche la tête pour lire le titre et confirmer le nom de l’auteur dont les trois premières lettres étaient indiquées sur la cote. Elle aime deviner voire inventer des noms avec ces seules trois lettres. Dans cette bibliothèque, elle aime aussi les pictogrammes ajoutés pour identifier le style : un polar, une romance, un roman pour adolescents, un classique, du théâtre…
Camille imagine ce que pourrait bien être l’histoire en lisant le titre. Elle penche la tête parfois à droite, parfois à gauche. Elle se demande pourquoi ce n’est pas toujours écrit dans le même sens. Certains titres très longs sont écrits en tout petit, trop petit. Ses lunettes ne la corrigent pas suffisamment pour pouvoir bien lire. Elle sort alors le livre de son étagère et se perd dans un titre à rallonge avec une photo de couverture bien étrange, sans rapport au premier abord avec le titre. Elle hésite à lire la quatrième de couverture. Elle a souvent été déçue par le résumé écrit. Trop de fois, toute l’histoire y était racontée, sans laisser une seule possibilité d’être surpris, émerveillé.
Elle repense au livre qu’elle est en train de lire posé à la maison, sur sa table de chevet. Dedans, elle y a lu : un bon livre ne se raconte pas, il est impossible à raconter. Elle aura peut-être la curiosité de lire la quatrième de couverture quand elle l’aura terminé, pour savoir comment l’éditeur s’en était affranchi.
Camille zigzague de rayons en rayons, elle ne sait pas quel livre choisir. Elle ne fait que pencher la tête d’un côté puis de l’autre. Elle entend un bibliothécaire qui annonce la fermeture d’ici une dizaine de minutes.
Camille panique. Elle n’a rien choisi. Rien ne l’a suffisamment interpellée. En même temps, elle a une pile de livres à lire chez elle, éparpillés dans le salon, dans sa chambre, dans la bibliothèque avec la corde où le Colonel Moutarde… Elle s’égare, elle s’égare.
N’empêche, elle a un nombre incalculable de livres qu’elle n’a pas encore lus. Et pourtant, elle continue à en acheter, à en emprunter quand, la tête penchée, le livre l’avait suppliée de partager un moment avec elle.
La bibliothèque est sur le point de fermer, il y a la queue aux emprunts. Son regard se pose sur une affiche dont le titre annonce en jolies lettres manuscrites « Challenge de lecture ». Elle s’approche pour découvrir les catégories proposées : un livre dont le titre comporte un prénom ; un roman graphique ; un livre d’un auteur qui a les mêmes initiales que vous ; un livre dont les héros se perdent dans un village fantôme ; un livre sur une amitié ; un roman qui se déroule dans un train ; un livre dont le héros est un enfant ; un livre sur une addiction ; un roman dont le titre comprend un instrument de musique ; un livre sur un nouveau départ ; un livre dont la couverture est une photo d’un paysage…
La liste est longue, elle n’a pas le temps de tout lire, d’avoir un début d’envie sur un des thèmes proposés. Elle remarque alors sur une petite table à côté quelques suggestions pour accomplir ce challenge collectivement. Elle choisit celui avec la couverture aux couleurs les plus vives, au titre le plus percutant. Elle ne sait pas dans quelle catégorie il pourra être inscrit sur l’affiche, mais elle s’en fiche.
Camille est la dernière usagère à effectuer son emprunt. La bibliothécaire lui rend sa carte de bibliothèque et le livre avec un sourire las. Elle a trois semaines max pour le lire ou alors il faudra prolonger l’emprunt, comme elle le fait à chaque fois.
Camille ouvre le livre sur le trottoir, elle relit le titre qui ne lui donne aucune piste sur le thème abordé. Elle lit la dédicace qui lui paraît tout aussi mystérieuse. Elle se demande si la personne concernée s’est reconnue dans ces quelques lignes.
Elle tourne la page, en gros, il est écrit chapitre 12. Elle se demande s’il s’agit d’une erreur d’imprimerie, si c’est à la fois le chapitre 1 et le chapitre 2 ou si le livre commence au chapitre 12. Elle feuillette un peu plus loin. Chaque chapitre a un numéro mais aucun ne se suit. Elle cherche le chapitre 1 puis se ravise. Elle veut se garder la surprise.
Dans le bus, elle se place à côté de la fenêtre, elle penche sa tête sur la vitre et laisse la rue défiler. Elle fait ça aussi quand elle prend le train. Elle voudrait patienter, attendre d’arriver au chaud chez elle pour lire les premières lignes, les premières pages.
Elle ne tient pas. Elle commence. Chapitre 12. Pas de sous-titres. « Cher ami, je vous écris ces quelques mots pour vous dire qu’il ne fait pas beau et que j’ai mal ».
Le bus s’arrête un peu brusquement et le chauffeur annonce : tous les voyageurs sont invités à descendre, ce bus ne prend plus de voyageurs. Camille doit finir le chemin à pied avec à peine trois lignes lues.
Elle hâte le pas. En bas de l’immeuble, elle penche la tête dans son sac à main pour trouver ses clefs. Elle ouvre la porte lourde, prend l’ascenseur, évite le grand miroir dedans, elle craint de ne pas y voir un visage apaisé. Elle tourne la clef dans la serrure. Elle pose ses affaires, se lave les mains. Elle s’enfonce dans le canapé, le livre à la main. Elle penche la tête à droite quand elle lit la page de gauche, elle penche la tête à gauche quand elle lit la page de droite. Elle n’a pas vu la nuit tomber et s’installer.
Elle tourne les pages les unes après les autres. Elle lâche prise sur cette numérotation farfelue sans aucun ordre préétabli. Elle ne cherche plus le chapitre 1. Elle suit le mouvement c’est tout.
De temps en temps, elle se lève, pas longtemps, pour ne pas perdre le fil. Elle va boire un verre d’eau et reprend. Elle en oublie son sommeil. Le jour se lève, elle tourne la dernière page de ce roman qui l’a maintenue éveillée toute la nuit.
Son cœur est lourd, comme à chaque fois qu’elle termine un livre. Elle le pose sur la table et s’avance à la fenêtre pour voir le soleil derrière les immeubles. Elle penche la tête. Inspire en fermant les yeux. Expire en les rouvrant. Elle penche la tête pour voir plus haut dans le ciel. Elle s’attarde sur un avion qui laisse une traîne de nuages blancs. Bientôt, elle prendra l’avion c’est évident, pour changer de perspective.
Camille prend son journal intime, cherche un stylo. Elle inspire, elle penche la tête, la pose presque sur son épaule gauche et écrit « Cher ami, je vous écris ces quelques mots pour vous dire qu’il ne fait pas beau et que j’ai mal ». Elle sourit puis saute une ligne. « J’ai décidé de continuer à pencher la tête pour changer de perspective ».

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