Smurgh

On pouvait dire que ça roulait. Pas trop vite, mais enfin j’avais l’impression d’avancer. Depuis un moment je surfais méthodiquement, sur l’écran les pages succédaient aux pages, je prenais des notes, je sauvegardais quelques adresses.

Soudain, l’ordinateur s’est éteint. Interrompues, les glissades grisantes sur la toile. Quelqu’un avait-il débranché ? Furieux, je me suis levé. Il fallait atterrir dans la réalité, je déteste ça, j’ai pensé à la sensation pénible qu’on a à la fin d’une randonnée en montagne, quand on redescend vers les hommes et les villages après avoir flotté là-haut dans l’air rare.

J’ai cherché une explication simple : j’ai inspecté l’armoire électrique et, de fait, un des petits disjoncteurs avait sauté, alors même qu’il n’y avait aucun gros appareil en marche dans l’appartement. Je l’ai remis en place puis, moi aussi, je me suis remis en place devant l’écran. Le navigateur a eu le bon goût de me ramener au point où je m’étais arrêté, sauf qu’un nouvel onglet était venu s’ajouter à côté de ceux que je venais de créer.

Je suis allé y voir. Sur la page s’est affichée une espèce de robot vaguement humanoïde, disons à mi-chemin entre un être humain et un petit homme vert de science-fiction, doté d’une tête et de membres. Il était agité de mouvements un peu saccadés, et arborait un sourire crispé de politicien américain.

Il s’est mis à me parler de ma recherche en cours, d’une voix semblable à celles des cabines d’ascenseur, ou bien à celles des GPS. Sans que je lui demande quoi que ce soit par le truchement du clavier, il m’a proposé des orientations. Au premier abord je l’ai trouvé intelligent, plus que les robots qui vous répondent au téléphone, particulièrement stupides il est vrai. Non seulement il avait des idées de recherche, mais encore il avait compris pourquoi je cherchais ce que je cherchais. En y réfléchissant, ce n’était pas si surprenant : à l’aide de mon historique de navigation et des mots-clés utilisés sur le moteur de recherche, on pouvait reconstruire ma démarche par de simples enchaînements logiques. Je n’en étais pas moins admiratif.

Il me tutoyait. A la première occurrence, j’ai trouvé ça un peu bizarre, mais bon, peut-être raisonnait-il en anglais et ne connaissait-il pas la forme de politesse française. En somme, m’a-t-il dit, tu veux écrire un roman qui se déroule dans des paysages extraordinaires, tu veux que les personnages soient sous l’influence de ces paysages, et tu n’as pas encore décidé où les situer. C’était ça, en effet. De mon point de vue dans une fiction le lieu est décisif : que serait un Sibérien sans étendue glacée, un Ougandais sans forêt vierge au-dessus de la terre rouge, un Indien sans mousson ? J’avais plusieurs idées, il me restait à choisir.

« Arrête de lire aussi goulûment », a-t-il affirmé, « il faut regarder, il faut écouter, il faudrait même sentir. Essaye de devenir ton personnage dans le paysage ». J’ai ressenti un agacement ambivalent. D’un côté, ce robot jailli d’une coupure électrique comme un diable de sa boîte commençait à m’irriter. Mais de l’autre, il fallait reconnaître que ses observations étaient pertinentes.

J’ai suivi son avis : j’ai cessé de surfer, et j’ai essayé de me mettre dans la peau d’une créature de roman plongée dans l’un ou l’autre des contextes que j’avais sélectionnés en fouinant dans la littérature d’aventures. Il avait raison, il fallait entendre les bruits, la neige qui crisse sous les pieds ou la vibration assourdissante des insectes dans la forêt vierge, sentir la boue noire et nauséabonde qui tressaute sous une pluie torrentielle ou les parfums qui grillent dans l’obscurité d’un temple. Hélas, pour le moment j’étais bel et bien reclus dans ma pièce aménagée en bureau, que je n’avais pas quittée depuis le petit matin, et Bombay ou la Sibérie n’étaient certainement pas à trois stations de métro.

Il fallait avancer. Le robot m’emmerdait mais finalement j’aimais ça. S’en est-il rendu compte ? En tout cas, c’est à ce moment-là que mon partenaire en littérature est devenu très familier. « Au fait, m’a-t-il déclaré, j’ai regardé ton adresse électronique, et je comprends que tu t’appelles Georges. Je ne me suis pas présenté, je suis Smurgh. Avec un h au bout, comme Argh  dans les bandes dessinées. C’est bien gentil, ce que tu fais, mais ça ne t’emmène pas très loin ».

Il m’impressionnait, il n’y avait pas à dire. En gros, il avait suivi le même itinéraire que moi et je commençais à soupçonner qu’il avait de l’avance, beaucoup d’avance. Je me sentais comme un enfant qui croit qu’un adulte devine ses pensées alors que, bien sûr, il les déduit rationnellement. C’est exactement ce qu’était en train de faire ce bougre de Smurgh. Où allait-il m’emmener ?

Mes pensées ont dérivé. C’est vraiment une drôle d’histoire de créer une œuvre littéraire. On ne peut pas mettre la vraie vie dans un livre comme on verse un liquide dans une carafe. Et pourtant, d’une certaine façon, elle y est. J’avais bien rêvé d’ailleurs toute la matinée, mais comment mettre ailleurs en bouteille ?

Tout à coup, l’écran a parlé à nouveau. Smurgh m’a demandé si je m’endormais. Non, évidemment, je ne m’endormais pas, mais mon silence avait l’air de le fâcher.

Il y a eu un moment de flottement, puis la journée a basculé. Sans que j’aie le temps de voir comment il avait fait, Smurgh a bondi, il est sorti de l’écran et s’est installé à côté de moi. Il était assez grand, finalement. En se tenant debout, il avait la tête à la hauteur de la mienne.

C’était mon tour d’être contrarié.

-« Smurgh, là, tu dépasses les limites.

-Il faut bien, Georges. Tu vois bien que sans moi tu n’arrives à rien.

-OK, mais un robot est un robot. Je donne les instructions, et toi, tu trouves des astuces pour m’aider.

-Arrête de râler. Laisse-moi faire, tu verras qu’après tu me remercieras. »

Il s’est mis à tapoter sur le clavier, à une vitesse si impressionnante que je n’ai pas réussi à voir ses doigts, ni a fortiori à savoir combien il en avait. On aurait cru un piano automatique en train de jouer tout seul un air endiablé.

Je n’ai pas compris comment opérait la suggestion mais, après les instructions tapées par Smurgh, j’ai eu la sensation que des paysages de l’écran m’entouraient. J’ai vu un véritable rideau d’eau qui me cachait presque des maisons délabrées, en bordure d’un bidonville sordide, j’ai entendu des gouttes d’eau rebondir à un rythme d’enfer sur des tôles ondulées. J’ai même cru sentir une odeur douceâtre de fruits tropicaux pourrissants -mais c’était évidemment impossible.

Le spectacle s’est poursuivi pendant un bon moment, d’autres paysages ont défilé. J’étais captivé, je ne voyais même plus Smurgh, et je ne songeais plus du tout à l’engueuler. Au bout d’un moment, un vertige m’a gagné. J’ai vu des ciels de couleur, comme dans un tableau de Gauguin, des papillons voletaient tout près de mes yeux, des bruits hypnotiques de percussions asiatiques résonnaient derrière moi.

Je planais dans cette vision lorsque, brutalement, j’ai senti comme l’impact d’une barre de fer sur la clavicule, si fort que j’ai craint une fracture. D’un seul coup –c’est le cas de le dire, si j’ose un calembour-, je suis revenu dans la fameuse vraie vie sur laquelle j’avais philosophé sentencieusement. Sur le rebord du bureau Anne, qui venait de me taper sur l’épaule, sans violence particulière en fait, avait déposé un plateau avec deux coupes de champagne. Bon sang, c’était mon anniversaire, je n’y avais plus pensé depuis la veille. « Il était temps d’arrêter », m’a dit Anne, « je n’aime pas te voir comme ça dans ta bulle pendant des heures. Bon anniversaire ! ».

Nous avons trinqué. Elle m’a observé avec un regard un peu condescendant, ou un peu compatissant, et m’a demandé, sur le ton caressant qu’on prend avec un enfant trop petit pour tout comprendre : « Tu faisais quoi, là ? Tu étais où ? ». La réponse est venue toute seule, sans que je réfléchisse : « Je commençais un roman ».

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2 réponses à Smurgh

  1. Aliette S dit :

    Oh Michel, comme d’habitude, j’adore les textes que tu écris, pleins de fantaisie et de suspense. Smurgh m’a complètement séduite, moi qui suis comme beaucoup de gens en ce moment, interrogée par l’irruption du ChatGPT, j’ai été emballée par ton invention et par le ton vif, drôle, le robot plus vivant que l’humain, les interrogations réalistes sur l’écriture, etc.
    Merci !!
    Aliette

  2. Emmanuelle P dit :

    Je partage l’enthousiasme d’Aliette. Et je suis convaincue, farouchement, que l’ingéniosité de vous, Michel, est très largement supérieure à celle de tout robot !

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