Un soir d’hiver

Le vent s’est levé. Il a tout balayé. La pluie est tombée. Elle a tout lavé. Il y a eu un grand ménage. Tout est propre. Le ciel est bleu. La terre humide. Les gens sont morts. Le silence sonne.
Le jour d’après, le soleil lutte péniblement. Il tire des rayons à travers des nuages encore gris. Il n’atteint aucune cible. Le combat est perdu d’avance.
Sur la plage, les vagues sont toujours nombreuses et denses mais beaucoup, beaucoup moins hautes et rebelles que la veille. Il marche sur le sable. Ses pieds s’enfoncent, il voudrait courir, la rejoindre. Il ouvre ses bras. Elle n’est pas là, elle était pourtant là hier, sera-t-elle là demain ?
Des larmes coulent sur son visage rond. Elles se perdent dans sa barbe de trois jours. La brume ne se lève pas. Il est seul sur cette plage où la veille encore le ciel a lâché des bombes. Est-ce vraiment fini maintenant que le grand ménage a été fait ? Il marche au bord de l’eau, il regarde ses pieds, l’écume s’écraser. Il tente vainement de ne penser à rien, ni à son maquillage qui coulait les jours d’orage, ni à son besoin d’évasion.
Adèle lui avait souvent promis d’aller à New York avec lui. A New York ou sur des terres rouges d’Ouganda. Elle avait toujours en elle cette dualité : rester ou partir ? L’aimer ou le quitter ?
Épuisé, il s’affale sur le sol, enfonce ses pieds dans le sable, attend que le brouillard parte lui aussi pour voir l’horizon. Il reste là, comme un con. Il ne sait pas de quoi sera fait demain. Avec ou sans Adèle.
Fred se lève d’un bond. Il ouvre grand ses bras, ses poumons. Il veut hurler à la mer sa haine, sa rage, son désarroi. Mais il se souvient des conseils d’un vieil ami : savoir garder son sang-froid. Il se souvient de Iared, de son teint mate, de ses mains abîmées par le soleil. Il l’avait connu lors d’une autre mission. Il y avait eu moins de bombes cette fois-là. Il y avait eu pourtant encore tant de morts.
Iared lui parlait souvent de son grand-père, citait sa sagesse infinie d’ancien. Fred aurait aimé se souvenir de toutes ces bribes de sagesse pour pouvoir remonter la pente.
Son treillis est sale, plein de boue séchée. Malgré la pluie, le sang et la terre restent incrustés. Fred donne des coups de pied aux vagues. Cette plage sera sa dernière mission, il se le jure, se le promet. Déjà à Kaboul, il se l’était promis. Pourquoi continue-t-il à compter les morts ?
Adèle avait été séduite non pas par Fred mais par la possibilité de voir ailleurs.
Fred pense à Adèle, à son enthousiasme entêtant, à ses mots percutants, déstabilisants. Un matin, dans des draps encore chauds, elle lui avait dit dans un demi-sommeil, une semi-rêverie : Je viens avec toi, n’importe où je viens avec toi.
Fred avait souri, d’un sourire triste. Ce n’est pas ce que tu crois, avait-il tenté. Elle lui avait tapé sur le bras et lui avait dit : Tu sais la vie est courte. A qui le dis-tu, avait pensé Fred. Il lui avait caressé la joue, glissé les doigts dans ses cheveux. Il aurait aimé rester dans ce moment-là éternellement.
Le mauvais temps s’est dissipé. Fred revient sur ses pas, il suit les traces qu’il a laissées. Derrière la dune, des corps alignés, certains couchés recouverts d’un linceul, d’autres debout au garde à vous. Fred s’approche, les rangées sont trop nombreuses. Encore une fois beaucoup trop nombreuses. Des corps sont transportés, ajoutés en bout de ligne. Fred s’avance. Des treillis, des casques, des civils aussi et là, dans une robe blanche avec des petites cerises, un brancard se pose sur le sol. Fred ne veut pas y croire, il veut détourner la tête, ne pas faire face à cette triste vérité.
Parmi ceux encore debout, aucun échange de regard, aucune tape sur l’épaule pour dire que tout ira bien. Parce que ceux qui restent savent que ça ne sert plus à rien.
Les jambes de Fred tremblent quand il s’approche plus près. Ça ne peut pas être elle, ça ne peut pas être Adèle. Son joli minois est recouvert. Il a eu le temps de la reconnaître.
Des hélicoptères et des avions se posent. Le vacarme maintient en éveil. Il faut évacuer les morts comme les vivants.
Fred veut lui donner la main une dernière fois. Sa main est froide. Il l’avait pourtant prévenue. Mais Adèle, dans sa dualité, lui avait répondu : j’ai besoin de me sentir en vie. Il faut que je parte d’ici. Mais là-bas, c’est pire, lui avait-il dit. Va en Normandie plutôt. Adèle n’en faisait qu’à sa tête. C’est ce qui lui plaisait aussi chez elle.
Suzanne se mouche le plus discrètement possible. Firmine tourne la tête pour écraser une larme. Leïla se moque d’elles.
– Allez les filles, c’est qu’un film.
– Ouais mais quand même, c’est abusé, pourquoi ils ont fait mourir Adèle ? C’est nul les histoires d’amour qui finissent mal.
– Et puis, Fred, le pauvre quand même. Il galère du début à la fin, on croit qu’il va s’en sortir, qu’enfin il connaîtra le bonheur. En plus, il est trop beau…
– Tenez, je vous passe les bonbons, ça va vous changer les idées.
– Il n’y a plus de pop-corn ?
– Si, si, tiens.
– Du coup, on se regarde un autre truc ?
– Comme quoi ?
– Ben chais pas mais on était censées faire une pyjama party sympa, à regarder des films, manger des chips, des bonbecs, picoler un peu aussi ! D’ailleurs, elle est où la vodka ?
– Tiens, là. Tu veux du jus de pomme avec ?
– Doucement les filles, y a mes parents en bas, faut pas qu’ils nous grillent.
– T’inquiète, je tiens vachement bien l’alcool.
– N’importe quoi ! A la soirée de Flo, t’as passé la moitié de la nuit aux chiottes à dégueuler.
– Ta gueule, passe la bouteille.
– Bon, on regarde quoi ?
– Pas un film de Noël s’il vous plaît, ça me donne la gerbe.
– C’est pas plutôt le mélange de gin qui te fait gerber ?
– Franchement, t’es lourde !
– Ouais mais c’est drôle.
– Ouais, ok. Bon, alors, on se mate quoi ?
– Sex education, vous avez vu ?
– Ben oui, obligées.
– Mais y a la nouvelle saison qui est sortie je crois.
– Vas-y, regarde voir.
– J’espère qu’on va apprendre des trucs parce que c’est pas en SVT qu’on est « éduquées ».
– Pff…t’es marrante toi. Tes parents, ils vont pas te tuer si tu couches avant le mariage ?
– Je fais ce que je veux à mon âge.
– Mais ouais bien sûr, nous aussi…
La série commence, le pop-corn croque sous les dents. Les trois copines sont attentives. Suzanne met pause.
– Les filles, je peux vous demander un truc ?
– Vas-y.
– Ben en fait j’aime bien…
– Steevie, oui on sait. Tu nous bassines avec lui toute la journée. On s’est même fait collées pour bavardage la semaine dernière.
– Ouais, déso…Enfin, bref, Steevie, je l’aime bien. Mais vous croyez qu’il m’aime bien aussi°?
– En tout cas, il ne fait que te mater en cours et à la cantine.
– Ah ouais ? Mais est-ce que c’est à moi d’aller vers lui ? Ça fait pas un peu chaudasse ?
– Tu t’en fous !
– Mais si en fait, je me fais des films ?
– Passe ton tél.
– Pourquoi ?
– Vas-y, j’te dis, passe.
– Firmine, on va lui envoyer un Snap à Steevie.
– Ça va pas non ?
– Arrête Suzanne, t’en meurs d’envie.
– Ouais mais même, ça se fait pas. Et vous les filles, vous me dites pas ? Vous avez envie d’embrasser un garçon, une nana ?
– Mes darons, ils me tuent sur place s’ils me voient ne serait-ce que tenir la main à un garçon.
– C’est pas cool Leïla, vraiment pas cool.
– Et toi, Firmine ?
– Ben moi, j’aime bien quelqu’un qui est déjà pris. Mais bon, j’ai quand même l’impression qu’il me regarde de temps en temps.
– Et tu la connais sa meuf ?
– Non, elle vit dans le Sud je crois, en tout cas elle est pas dans le même bahut.
– Ben alors, c’est quoi le problème ?
– Ça ne se fait pas quand même.
– Mais tu le kiffes ou pas ?
– Chais pas. Vous vous foutez pas de ma gueule si je vous dis ?
– Non vas-y.
– Ben en fait, j’aimerais bien lui dire genre cash comme ça : « j’aimerais bien une aventure avec toi ».
– Hein ? Ça veut dire quoi ?
– Ben en gros, il reste avec sa meuf et nous on passe du temps ensemble. Sympa quoi.
– Firmine, t’as pas envie qu’il soit juste avec toi ?
– En fait, non. Il est mignon et tout. Je suis sûre qu’il embrasse bien aussi. Y a qu’à voir sa bouche.
– Firmine la coquine !
– Bon, on met quoi comme message pour Suzanne ?
– « Steevie, amour de ma vie, je pense à toi jour et nuit, viens vite dans mon lit ».
– Non, non, non, rendez-moi mon tél.
– Clique, clique sur envoyer.
– Déconnez pas les filles.
– Merde…
– Quoi ?
– J’ai appuyé. J’t’assure, j’ai pas fait exprès.
– Leïla, je vais te tuer…
Le téléphone bipe.
– Putain, putain…
– Suzanne, c’est lui…
– Putain, putain…
– J’ouvre ?
– Ouais, non, je sais pas…
– Il a envoyé un smiley avec un clin d’œil.
– Ça veut dire quoi, qu’il veut ou qu’il veut pas ?
– Tiens bois un peu, ça va te faire du bien.
– Oh là là, vous avez déconné les filles…
Le téléphone bipe à nouveau.
– Alors ?
– C’est encore lui, attends, il continue à écrire, il y a les trois petits points.
– Qu’est-ce qu’il dit ? Qu’est-ce qu’il dit ?
– Il dit « tu fais quoi ? »
– Et, on répond ou pas ?
– Ben ouais, maintenant que c’est lancé !
– « Pyjama party avec les copines » avec un smiley cœur dans les yeux.
– Mais merde Leïla t’abuses.
– Attends il répond…
– Et ?
– Ah, morte de rire, il dit « et vous êtes bourrées ou quoi ? »
– Il est perspicace ton Steevie.
– « On est torchées grave. Je pense que Firmine va bientôt aller dégueuler ».
– Rends-moi mon tél. Rends-moi mon tél !
– Allez, on arrête les conneries, on continue la série ?
– Non, j’ai pas envie. Bataille de polochons ?
– Nan…
– On appelle Steevie ?

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2 réponses à Un soir d’hiver

  1. Aliette S dit :

    Oh ! quelle histoire ! J’y étais, je me croyais partie dans le film et comme une vraie spectatrice, j’ai eu du mal à partir du film. Le dialogue qui suit est bien enlevé, très réaliste, pour autant qu’à mon âge avec le peu d’usages que j’ai des réseaux sociaux, je puisse me rendre compte de la réalité. Merci pour cette histoire courte pleine de suspens !

    • Marija D dit :

      Merci Aliette.
      Désolée de t’avoir fait sortir du film mais l’histoire était trop triste, j’avais envie de m’en échapper pour aller vers quelque chose d’un peu plus gai. La pirouette est un peu facile. On va dire que ça a fait deux salles (de ciné), deux ambiances 🙂

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