Une bibliothèque dans une salle des fêtes

Ce soir, Claire est invitée aux 50 ans d’un ami d’enfance de son mari. Il s’appelle Stéphane, comme les trois quarts des amis de son mari. Elle aime beaucoup Stéphane mais elle n’a pas envie d’y aller. Déjà cette série de fêtes en tout genre pour des 50 ans lui rappelle qu’elle s’en rapproche elle aussi. C’est comme ça, on vieillit, rien à faire contre ça, rien pour arrêter ou revenir en arrière. La vie ne connaît qu’un seul sens. Et puis elle n’aime pas les grosses fêtes, plus d’une centaine d’invités, elle en connaît moins de dix. Une salle des fêtes sans charme en grande banlieue, ça lui paraît au-dessus de ses forces, et pourtant elle sait qu’elle va y aller. Une heure trente d’embouteillages plus tard, les voici garés devant la salle des fêtes, une œuvre architecturale des années soixante-dix, une horreur. Le malaise est bien là, lui serre les tripes, qu’est-ce qu’elle donnerait pour faire un bond de quatre heures dans le temps. Pour une fois, elle aimerait vieillir plus vite. Sa gêne en rentrant dans la salle lui rappelle les rentrées des classes quand elle ne connaissait personne ou presque. L’âge n’a pas apaisé sa peur du regard des autres, cette envie de se faire toute petite, de disparaître.
Elle reconnaît le beau-frère de Stéphane, elle ne sait plus comment il s’appelle, il a gardé son bonnet de marin sur la tête malgré la chaleur moite dans la salle. Il vient au devant de Claire avec une coupe de champagne, première bonne nouvelle de la soirée, elle sait que c’est un bon antidote à son angoisse.
“Bonjour Claire, tu te rappelles de moi ? Stéphane, le beau-frère de Stéphane. Une coupe, ça te dit ?”.
Ah oui, c’est vrai, comment elle a pu oublier, il s’appelle Stéphane, le beau-frère de Stéphane.
“Oui je veux bien, merci. Tu arrives directement de Normandie, c’est pour ça que tu gardes ton bonnet ?”
“Exactement, c’est pour marquer mon identité, Normand et fier de l’être ! Et toi, tu rentres par chez nous de temps en temps ?”
“Oui, souvent. Mais pas autant que j’aimerai et pas assez longtemps. La mer me manque, tout le temps.”
“Ah ça, je comprends ! J’sais pas comment vous faites les parigots, la Seine c’est beau, mais c’est plat et ça coule toujours dans le même sens, c’est d’un ennui. Tiens regarde les photos de mon nouveau bateau, je vais pêcher tous les week-ends du côté d’Arromanches, enfin quand le temps le permet. Dis-moi la prochaine fois que tu viens, je t’emmènerai faire un tour en mer ! Bon allez, faut que je file un coup de main, à plus tard!”
Claire le trouve sympa Stéphane, le beau-frère de Stéphane, spontané, sans chichis. Elle l’appellera peut-être lors de sa prochaine échappée normande. Elle regarde autour d’elle en quête d’une tête connue. Son mari est avec son ami d’enfance, le roi de la fête. Elle se dirige vers eux, au passage elle attrape une deuxième coupe sur le plateau d’un serveur. De toute façon, ils dorment sur place. Elle aperçoit au fond de la salle une grande bibliothèque, étonnant dans une salle des fêtes, mais pourquoi pas. Elle trouve même que c’est une bonne idée pour distraire les gens comme elle, les gens qui s’ennuient dans les fêtes.
Après avoir trinqué avec le tout nouveau quinquagénaire, sa femme, ses enfants, ses parents et sa soeur, c’est à dire la totalité des gens qu’elle connait vaguement, elle se dirige vers la bibliothèque. Elle est remplie de livres en tout genre, de romans usés jusqu’à la corde, en grande édition ou au format poche, des livres de recettes de cuisine, des guides de voyage, quelques dictionnaires et même de vieilles cartes routières. Du papier devenu obsolète, remplacé par des applications dont chacun dispose sur son smartphone. Le maire de la ville est sans doute un fétichiste du papier ! Comme Claire. Elle refuse de lire sur tablette, elle aime tellement toucher un livre, tourner les pages, corner une page, surligner un passage, noter des choses dans la marge. Et puis il y a l’odeur du papier, l’odeur de la librairie quand elle vient d’acheter un livre, l’odeur de la crème solaire d’un livre qu’elle a lu pendant les vacances sur la plage, l’odeur de la soupe au poireaux quand elle emprunte un livre à sa mère. Elle termine sa deuxième coupe devant ces livres amis, devant ce papier rassurant, et elle sent son angoisse se calmer. Oui pour la première fois de la soirée, elle se sent bien.
“Toi non plus, tu n’aimes pas les soirées trop bruyantes ?”
Claire sursaute, elle n’avait pas vu ce jeune homme arriver.
“On ne peut rien te cacher, non je n’aime pas ça. Bonjour jeune homme, je m’appelle Claire, la femme du meilleur ami de Stéphane.”
“Enchantée Claire, la femme du meilleur ami de STéphane. Moi c’est Lucien, le fils des voisins de Stéphane. Mes parents m’ont forcé à venir, mais toi? On ne t’a quand même pas forcé?”
“On ne m’a pas vraiment forcé, mais je n’ai pas vraiment le choix non plus ! Tu aimes lire Lucien ?”
“Bof, j’ai lu des livres au collège et au lycée. Et puis pas mal de BD. Sinon pas trop, j’ai pas trop le temps.”
“Tu n’as pas le temps ? Qu’est ce qui t’occupe tellement ?”
“Mes études. Je suis en prépa, alors je bosse, je passe mes soirées et mes week-end à la bibliothèque et quand j’ai un moment je regarde des vidéos sur mon téléphone, des trucs qui servent à rien, mais ça me détend, je mets mon cerveau sur off !”
“Je comprends. Peut-être qu’un jour tu trouveras le plaisir de la lecture, le voyage qu’offre la lecture, ce temps lent, ce temps en dehors de tout, ce temps égoïste. C’est très précieux pour moi ces mots qu’un auteur a décidé d’offrir aux autres. Enfin, je t’ennuie avec mes livres.”
“Bah de toute façon je m’ennuie, alors, foutu pour foutu !”
Lucien lui adresse un clin d’oeil. Claire sourit, il est sympa et malicieux Lucien, comme Stéphane, le Stéphane au bonnet de marin. Finalement il y a des gens sympas à cette fête.
“Tu as lu quoi là dedans par exemple” relance Lucien
“Je ne sais pas, je n’ai pas encore bien regardé. Pas grand chose on dirait, Tiens, celui-là peut-être, la couverture me dit quelque chose. Tu sais des fois, il m’arrive de relire le même livre et de ne m’en rendre compte qu’au bout de plusieurs pages …”
“C’est chelou quand même. Soit t’as vraiment une super mauvaise mémoire, soit tu lis vraiment beaucoup ! Moi je me rappelle de tous les livres que j’ai lu. Tiens celui là je l’ai lu au collège, en 3ème je crois.”
Claire reconnait un livre que son fils a lu également, un livre au programme, un livre obligé. Elle ne comprend pas pourquoi son fils n’aime pas lire, lui non plus. Elle lui a pourtant lu des histoires quand il était petit et puis il la suivait dans la librairie du quartier le samedi matin. Elle pensait que ça se transmettait forcément ce goût des histoires, ce goût des mots, du papier. Claire sort de sa rêverie, Lucien a disparu, il a dû la trouver trop bizarre, trop chelou comme il a dit. Une feuille de papier pliée en quatre s’échappe du livre que Lucien et son fils ont lu en 3ème. Claire déplie la feuille, c’est une lettre, une lettre adressée à une certaine Alice par un certain Lucien. Elle ouvre le livre à la première page, il est écrit au crayon à papier “Lucien Magnant, 3ème B”. Elle se demande si c’est le Lucien qu’elle vient de rencontrer et si Alice est là ce soir. Elle a très envie de lire la lettre mais elle n’ose pas. Et si Alice n’avait jamais lu cette lettre, il faudrait peut-être rendre la lettre à Lucien, enfin si c’est bien son Lucien. Une lettre, ça peut changer toute une vie. Finalement, elle range la lettre dans sa poche et remet le livre à sa place. Elle la lira peut-être plus tard. Sans doute. Elle la lira plus tard. Claire se retourne vers la salle pour aller rejoindre son mari, elle croise le regard de Lucien qui lui adresse un nouveau clin d’œil. Elle rougit comme s’ il venait de la prendre en flagrant délit.

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4 réponses à Une bibliothèque dans une salle des fêtes

  1. Michel M dit :

    Relu tranquillement, le ballet des Stéphane est délicieusement drôle. J’ai aimé aussi la phrase qui fait la transition entre la partie « fête » et la partie « Lucien »: fétichiste du papier. La tentative de conversion d’un adolescent à la lecture est (évidemment?) désespérée, mais la chute avec le clin d’oeil final, en même temps un clin d’oeil au lecteur, amène une communication, avec malentendu peut-être, mais une communication quand même. Heureusement que certains se donnent la peine d’écrire les textes, en séance on passe toujours à côté de beaucoup de choses!

  2. Aliette S dit :

    Merci Virginie pour cette histoire de livres, de lecture et d’une lettre oubliée. Une histoire qui parle aussi d’intimité partagée ou volée, qui sait.. Ce récit ouvre sur tout un tas de chemins et de suites possibles, c’est très agréable
    Aliette

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