Une journée en forêt

Ils étaient partis nombreux. Le début du trajet à pied, puis un train, en voiture pour certains, puis à nouveau à pied. Ils s’étaient retrouvés à l’orée de la forêt, chapeau ou casquette sur la tête, lunettes de soleil, baskets ou chaussures de marche aux pieds.
Le chant du rossignol avait lancé le début de la marche. Après quelques heures, ils s’étaient installés au milieu d’une clairière, avaient déplié une longue et grande nappe. Caroline avait une boîte de sardines dans sa besace. Elle la sortit discrètement et la posa avec les autres victuailles. Avant de commencer, Benjamin s’exclama : « C’est à boire qu’il nous faut ».
Un rayon de soleil s’invita le premier, personne n’avait osé commencer. Fallait-il se servir de ce qu’on avait apporté au risque de passer pour quelqu’un qui ne sait pas partager ou fallait-il proposer à chacun ce qu’on avait apporté au risque de ne pas en avoir non plus pour soi ?
Ambre avait apporté des harengs pommes à l’huile fait maison et elle en était plutôt fière. Elle attendait un « Qui a apporté le hareng ? C’est super bon ! ». Au lieu de ça, une voix pragmatique résonna : « Ça sent fort le hareng, on devrait commencer par ça, vous ne croyez pas ? ». Ah ce Nicolas, toujours à vouloir dire aux autres quoi faire et comment. Ambre avait de plus en plus de mal à le supporter.
Les assiettes tournaient en rond, se remplissaient de hareng pommes à l’huile. Lucie lança : « Qui veut du pain ? » Guillaume « Qui veut du vin ? Ah merde, il est où le tire-bouchon ? ».
Il y eut un silence de quelques minutes, le bruit de mastication générale le rompait et le rythmait.
Les yeux d’Ambre sautillaient de l’un à l’autre. Son cœur cognait fort. Elle avait passé la veille à préparer son plat. Des assiettes s’étaient vidées et plongeaient vers autre chose : du taboulé, une salade de lentilles froides, du fromage. Ce qui était bien quand on mangeait en forêt, c’était qu’on se permettait de lâcher les conventions : on s’asseyait par terre, on mangeait avec les doigts, on commençait par le dessert, le fromage, on faisait comme on voulait. Ça réveillait notre âme d’enfant libre.
Il restait un peu de hareng, c’était bête, pensait Ambre. Elle proposa à Nicolas de finir. C’était tout de même lui qui avait lancé l’idée de commencer par ce poisson qui sentait trop fort. Il déclina et confessa discrètement : »Non merci, chuis pas fan ». Coup de massue. « Mais je t’en prie, prends-en toi si t’aimes ». Sans un mot, elle se servit et mangea doucement. La couleuvre n’était pas encore bien passée.
Nicolas se jetait sur tout, comme s’il n’avait pas mangé de la semaine. Guillaume et Benjamin échangeaient sur la robe du vin, en experts du dimanche. Caroline n’osait pas trop prendre de fromage, elle demanda la salade de fruits, louchant sur le fondant au chocolat.
Lucie lui dit : « Tu veux du gâteau aussi ? C’est moi qui l’ai fait. 100 % fait maison. Avec du sucre de coco, de la farine de châtaigne. Tu vas voir, c’est carrément bon et c’est mieux pour la santé ». Caroline céda. Elle marcherait un peu plus tout à l’heure.
Ambre retenait ses larmes, encore vexée pour le hareng. Elle respira profondément pour les ravaler, se tourna vers les arbres. Un petit animal espiègle la fixait. Il aurait sûrement apprécié le hareng lui, se dit-elle !
Le rire gras de Nicolas la sortit de sa rêverie, de son échange avec le petit animal.
Qu’est-ce qu’on a comme poisson aujourd’hui ! Du hareng, de la sardine. Il manque que le thon et la morue. Ah bah non, ça aussi on a, hein les filles?
Qu’il s’étouffe avec sa bouchée, pria Ambre. Caroline arrêta le mouvement de la cuillère pleine de fondant, la bouche encore ouverte. Lucie le fusilla du regard et lâcha un « T’es vraiment trop con, Nicolas ».
– Ben quoi, c’est pour rire les filles, y a rien de mal.
– En fait si, interrompit Benjamin sèchement. C’est même un délit.
– N’importe quoi, si on ne peut plus rien dire.
Nicolas se servit à nouveau, un gros morceau de fromage, du pain et tendit son verre de vin à Guillaume.
Le silence fut lourd.
Ambre chercha le petit animal dans les arbres, il était parti. Elle soupira. Pour briser la glace, elle tenta : « J’ai apporté du café et du thé dans des thermos. Quelqu’un en veut ? ».
Caroline prit du café, Lucie du thé. Benjamin et Guillaume finirent simultanément leur verre de vin pour pouvoir passer à la boisson chaude. Guillaume demanda : « Y a du sucre pour le café ? ».
Lucie lui conseilla :
– Tu sais, le sucre blanc, c’est pas bon pour la santé, c’est raffiné. Il paraît même qu’ils trempent le sucre dans l’eau de Javel pour qu’il soit blanc.
– Sans déconner Lucie, c’est chaud ça quand même. De l’eau de Javel ?
C’est une légende urbaine l’histoire de la Javel, intervint Benjamin.
– Peut-être mais c’est sûr et certain que le sucre, c’est la nouvelle drogue du siècle. En plus, c’est légal. Hein, Benjamin l’avocat, le taquina-t-elle.
– Du coup, on a du sucre ou pas pour le café ?
– Ben non, mais mange du fondant au chocolat en même temps, ça devrait te le sucrer sainement, proposa Lucie.
– Je veux bien du thé, dit Benjamin en tendant son gobelet à Ambre. C’est du thé vert, comme d’habitude ? D’ailleurs, il faudrait que tu me dises où tu l’achètes parce qu’il est vraiment super bon.
– Bien sûr, rougit Ambre.
Elle posa les thermos sans servir Nicolas, resté curieusement très calme, à ronger son frein.
Caroline commença à débarrasser les récipients vides pour ne pas attirer les fourmis, les guêpes et autres insectes. « Il reste des fruits secs. Quelqu’un ? ». Elle prit Nicolas en pitié et lui posa devant sans attendre de réponse.
Guillaume s’occupa des bouteilles vides. Il avait repéré un container de verre à la gare.
Les déchets étaient tous rassemblés. Lucie secoua la nappe et la plia avec l’aide de Benjamin. Ils remirent leur sac à dos, se dirigèrent vers la pompe à eau pour remplir leur gourde.
Ils repartirent à la queue leu leu. Lucie, Benjamin, Guillaume, Caroline, Ambre et Nicolas qui fermait la marche pour une fois. Ils marchèrent en silence pendant dix à quinze minutes, peut-être plus, peut-être moins, le temps était suspendu dans ces moments-là. Ils se sentaient chacun seul avec la nature, avec un besoin de silence, de retraite et d’intériorité. Benjamin rattrapa assez vite Lucie, Guillaume aussi.
– C’était sympa, non ?, demanda Guillaume.
– Ouais, depuis le temps qu’on en parlait.
– En plus, c’était super bon. Tout était super bon. Même le hareng alors, qu’en toute honnêteté, je pensais ne pas aimer ça.
– Tu devrais le dire à Ambre, c’est elle qui l’a préparé. Ça lui ferait sûrement plaisir.
Guillaume se retourna et leva ses deux pouces en l’air en direction d’Ambre en souriant. Ambre lui rendit son sourire sans vraiment comprendre, à part qu’il était content.
– Dis-moi Lucie, ton fondant aussi il était super bon, on aurait dit un vrai.
– T’es drôle Guillaume, c’est quand même un vrai gâteau.
– Oui, enfin, je veux dire…
– T’inquiète, je t’embête.
– Ah d’accord… Et sinon, ça te dirait…
Benjamin ralentit pour les laisser à leur conversation. Guillaume lui avait déjà avoué qu’il en pinçait grave pour Lucie.
Caroline avait mis ses écouteurs et fredonnait en marchant. Ambre marchait doucement parfois le regard sur le sentier et plus souvent la tête en l’air, à droite, à gauche, plus haut, loin devant, comme si elle découvrait pour la première fois la nature et ses mouvements. Elle cherchait le petit animal tout en s ‘émerveillant de chaque feuille, branche, papillon, chenille, escargot, caillou… Ses yeux brillaient comme un enfant devant un sapin de Noël. Benjamin aimait beaucoup cela chez Ambre mais n’avait jamais osé lui dire. Il avait toujours peur de la déranger, de la sortir de ses rêveries qui la rendaient si belle.
Nicolas dépassa Ambre. Il avait envie de parler, de rigoler, d’être le centre de l’attention. Il n’aimait pas être en queue de peloton.
Benjamin s’arrêta prétextant un lacet à resserrer pour laisser le temps à Ambre de le rattraper. Caroline lui sourit en passant, chuchotant sa chanson. De la pop acidulée, avait cru deviner Benjamin.
Nicolas soufflait comme un buffle, il fouilla dans sa poche et prit sa Ventoline avec l’espoir de ne pas être vu. Il jeta un regard noir à Benjamin qui prétendit n’avoir rien remarqué, continuant à lacer ses chaussures pourtant serrées.
Nicolas était sur le point de doubler Caroline. Elle lui tendit un écouteur.
– Tiens, ça te dit ?
– C’est quoi ?
– De la pop, de la variété, rien de particulier, juste des chansons un peu entraînantes.
– Ok, dit-il.
– Prends un petit poisson, glisse-le entre mes jambes, il n’y a pas de raison pour se tirer la langue, chantonna Caroline, synchrone avec la musique.
– Tu te moques de moi ?
– Ben non, pourquoi ?
– Ben, ça parle de poisson encore et tout le monde me fait la gueule depuis ma blague tout à l’heure.
Ouais, c’est vrai que ta « blague », dit-elle en mimant les guillemets, n’était pas drôle, Nicolas. C’était insultant même.
– T’as raison, j’aurais pas dû mais c’était pour mettre un peu d’ambiance, que ce soit sympa.
– Je sais. Toi, toi, mon toit, toi, toi, mon tout, mon roi, continua-t-elle à fredonner.
– Tu chantes bien Caro.
– Arrête, arrête, arrête.
– Pourquoi ? Ça te gêne ?
– Non, c’est dans la chanson. Toi, toi, mon toit, toi, toi, mon tout, mon roi. Prends un petit poisson.
– T’es marrante toi quand même. Je te parle et on dirait que t ‘écoutes pas.
– Et toi ?
Ambre arrivait enfin, elle avait cueilli des pissenlits, soufflait dessus pour faire des vœux. Elle avait ramassé quelques cailloux, des petits, puis les avait laissés tomber un par un derrière elle. Elle se retournait pour voir le chemin parcouru, la courbe dessinée. Elle marchait en marche arrière pour évaluer tout cela, elle espérait que le petit animal trouverait le chemin jusqu’à elle. Elle fouillait du regard les fougères en bas du sentier espérant le voir surgir.
Elle se cogna à Benjamin et trébucha. Il la rattrapa de justesse dans une position digne d’un renversé de tango argentin.
Ça va ? Chuis désolé, j’étais en train de faire mon lacet.
Ça va, ça va. Excuse-moi, je ne t’ai pas fait mal ?
– Pas du tout, pas du tout, t’inquiète.
Benjamin aurait aimé que cet instant dure une éternité. Ambre dans ses bras, des étoiles plein les yeux. Ambre se redressa et lui dit :
– Regarde, il est là, il nous a suivis.
– Qui ça ?
– Le petit animal, là.
-… Je t’aime, Ambre.
Ambre tourna la tête incrédule. Ils s’embrassèrent tendrement sous le regard complice et tendre du petit animal.

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